Nous voudrions, après bien d’autres, poser cette question : Pourquoi y a t’il du mal, des catastrophes naturelles, des naufrages, des épidémies, des morts prématurées etc. (nous laisserons de côté la question : pourquoi l’homme est-il enclin au mal) ? Oui, pourquoi le mal ? Si Dieu veut notre bien, pourquoi y a t-il du mal ? Au cours des siècles, les théologiens et quelquefois les philosophes ont essayé de trouver des arguments plus ou moins ingénieux pour tenter de répondre à cette bien embarrassante question. Mais en fait, ils ne l’ont fait qu’en l’évitant et la contournant. En effet, chacun à leur manière, ils ont cru pouvoir affirmer que, tous comptes faits, le mal était non seulement nécessaire, mais utile. Ils ont voulu montrer que le mal était un bien, ou du moins qu’il permettait le bien. Seul Job, dans le livre biblique éponyme, a eu l’audace d’affirmer qu’il n’en était rien. Et, conte toute attente, Dieu lui a donné raison[1].
Dans cet article, sur un mode espiègle et en reprenant le thème d’une « petite histoire juive »[2], je rappellerai d’abord comment on a voulu expliquer et justifier la présence du mal en ce bas monde. Et je ferai état en particulier des thèses des quatre amis de Job qui viennent lui expliquer que c’est pour son bien que, du fait de diverses catastrophes naturelles, il a été privé, avec l’accord de Dieu, de ses enfants, de ses richesses et de sa santé.
Puis, dans un deuxième temps, mon propos sera de réfléchir non pas à la question “Pourquoi le mal ?“, mais plutôt à celle-ci : “Qu’est-ce que le mal ? Qu’est ce qu’un mal qui n’est qu’un mal ? Comment définir le mal ?“ Et nous verrons que cela n’est pas si simple.
« Le mal n’est pas un mal, en fait c’est une épreuve salutaire » (dixit le catéchisme traditionnel)
Voici donc la petite histoire par laquelle je voudrais rappeler comment bien des penseurs et en particulier certains auteurs des livres bibliques, s’acharnent à voir le mal comme un bien.
Il était une fois une jeune Victorine, vêtue de probité candide et d’esprit édifiant. Elle avait appris des brins de catéchisme (“Dieu est bon et tout ce qui advient advient par sa volonté“). Et elle savait que, dans la vie, il faut “positiver“ et toujours voir le bon côté des choses.
Un beau matin, elle sortit de son appartement et, comme elle avait le temps, elle décida de descendre à pied le boulevard principal de la modeste sous-préfecture où elle résidait (appelons-la Pataouchnok, si vous le voulez bien).
La première rencontre que fit la Victorine fut celle d’un réverbère. Oui, elle se heurta à un réverbère au milieu du trottoir. Il faut vous dire que Victorine était quelque peu tête en l’air. Et en se heurtant à ce réverbère, elle se fit mal. C’est ainsi que Victorine rencontra le problème du mal. Oui, pourquoi le mal ? Et à quoi ça sert ? Le mal a t-il un sens ?
Et Victorine trouva une explication. De fait, derrière le réverbère, il y avait une douce maman avec une voiture d’enfant. Et Victorine se dit : En me cognant la tête au réverbère, je n’ai pas renversé la voiture d’enfant ni l’enfant dedans. Et elle loua le ciel de s’être cognée au réverbère même s’il lui avait fait mal. C’était là une manière de donner un sens à ce mal. Tous comptes faits, ce mal était un bien.[3]. Et c’est pour cela que Victorine loua le ciel.
Une simple remarque, amis lecteurs, à propos de l’expression “louer le ciel“ dont je viens d’user. Même si elle semble avoir une résonance religieuse (et dans ce cas, on met une majuscule à Ciel), on peut aussi l’employer dans un sens purement profane. Louer le ciel, c’est exprimer un sentiment de reconnaissance. Mais si certains d’entre vous, amis lecteurs, estiment que c’est le Dieu de la Bible et de Jésus Christ qu’il faut louer dans ce genre de circonstances, ce n’est pas moi qui chercherai à vous en dissuader, bien au contraire.
Mais je poursuis. Victorine, elle aussi, poursuivit son chemin. Et elle se heurta à un deuxième réverbère (Oui, je vous le dis tout de suite, amis lecteurs, il y en aura sept; donc, accrochez-vous !). Victorine chercha le sens du deuxième de ces maux. Et elle le trouva. Ce deuxième choc (Victorine n’arrivait pas à user du mot “mal“), c’était un avertissement, oui, une sorte de pédagogie venue du ciel pour lui apprendre à vivre et, plus précisément, à ne pas être distraite. Et cela donnait un sens à ce deuxième bobo. Et Victorine loua le ciel pour cet avertissement pédagogique qui visait à la remettre dans le droit chemin en l’incitant à incurver son chemin autour des réverbères. “Encore une grâce du Bon Dieu“ se dit-elle.
Victorine avait bien raison de louer le Ciel et tous les savants apologètes du judaïsme et du christianisme n’auraient pu que l’approuver. Ils ont dit et redit que le mal (et la souffrance en particulier) était un épreuve pédagogique, correctrice et formatrice[4]: celui qui est passé par l’épreuve en sort aguerri, et donc plus fort[5]. Bien plus, l’épreuve a une valeur purificatrice[6]. Elle est un écrouissage[7]. Grâces soient donc rendues au Grand Ecrouisseur!
« Heureux l’homme que Dieu châtie » (dixit la Bible)
Et Victorine continua son chemin. Et, derechef, elle se heurta à un troisième réverbère. Loin de s’en offusquer, illico elle chercha le sens de cette troisième rencontre. Il s’agissait d’une punition, oui d’une punition, mais d’une juste punition, d’une bonne punition (comme on dit une bonne fessée) pour la punir de sa distraction et du fait qu’elle n’avait pas tenu compte du précédent avertissement pédagogique. Et Victorine loua le ciel pour cette juste punition[8]. Cette punition était un bien parce que la Justice, c’est un bien, n’est-ce pas ?
Ainsi Victorine comprit que les réverbères constituaient un puissant moyen de susciter, entretenir et renouveler son désir de louange vis-à-vis du ciel. Sans perdre de temps, elle poursuivit son chemin, et Dieu seul sait pourquoi, elle se heurta à un quatrième réverbère. Nouvelle illumination ! Elle prit conscience que les réverbères n’étaient pas seulement là pour lui donner des leçons, mais qu’ils avaient aussi pour fonction d’éclairer l’espace public. Les réverbères étaient un bien, et de plus un bien public. Aurait-elle pris conscience du sens et du bien dudit réverbère si elle l’avait heurté ? Certes pas ! Elle en conclut que le mal était un bien puisqu’il permettait de découvrir le bien. Et Victorine loua le ciel.
De même, disent les savants théologiens et les élèves de l’Ecole du Louvre, les ombres dans un tableau de Rembrandt ont pour fonction de mettre en valeur la lumière et la beauté de l’ensemble du tableau. Et, de même, comme le dit le docte Saint Thomas d’Aquin, c’est bien qu’il y ait des maladies puisque cela permet aux malades de découvrir qu’il y a des guérisons. Et, comme le dit Saint Augustin, il ne faut nullement regretter qu’il y ait eu le péché originel puisque c’est lui qui nous a permis de bénéficier bien plus tard, il est vrai, d’un Divin Rédempteur qui supprime ce péché.
« Pour qu’il y ait du bien, il faut qu’il y ait du mal » (dixit entre autres Leibniz).
Et Victorine poursuivit son chemin. Et vous l’avez deviné, elle se heurta à un cinquième réverbère. Cinquième “casse-tête“ qui, vite fait bien fait, se mua une fois de plus en louanges. Bien sûr, elle aurait pu se plaindre de la rigidité de ces lampadaires qui avaient l’inconvénient d’endommager rudement la tête des étourdis. Bien sûr, certains pourraient prétendre que le Grand Urbaniste de Pataouchnok aurait dû inventer des lampadaires indolores, en balza[9] par exemple. Mais, se dit la Victorine, s’ils avaient été faits en balza, ils n’auraient pas été suffisamment solides pour résister à la pluie et n’auraient pu remplir leur rôle bénéfique et peut-être salvateur pour les noctambules de Pataouchnok. Ainsi, ce qui avait été malfaisant pour Victorine était en fait utile au bien commun. En fait, comme le dit Leibniz dans ses Essais de théodicée[10], le Grand Urbaniste a organisé les choses de telle sorte que l’ensemble du dispositif soit le meilleur possible. Le mal occasionné par une partie du monde n’est que la contrepartie nécessaire d’un bien plus grand pour l’ensemble du monde[11]. Il n’y avait donc aucune raison de s’en prendre au Grand Urbaniste. Et une fois de plus, Victorine loua le Ciel qu’il y eut des réverbères qui puissent lui faire du mal.
Et Victorine poursuivit son chemin et se heurta à un sixième réverbère. Mais, pas de problème!. Elle se dit que puisqu’elle avait subi ces six maux successifs, elle aurait droit par la suite, par une forme de justice immanente et peut-être divine, à des bénédictions qui allaient immanquablement et très amplement compenser ces maux[12]. Tôt ou tard, il y aura un retournement des choses et cela ne sera que justice. Comme le disent les Béatitudes, « Heureux vous qui pleurez maintenant, car demain vous rirez » [13]Et Victorine loua le ciel de lui promettre ces grâces à venir.
Et la Victorine poursuivit son chemin. Elle se heurta à un septième réverbère (oui, c’est le dernier, amis lecteurs, mes réserves pour justifier le mal étant épuisées). Et une nouvelle fois, Victorine trouva la solution pour louer le ciel. En fait, pensait-elle, elle avait été mise à l’épreuve. Le Ciel (entendons-nous bien, il s’agit d’une simple métaphore, ou plutôt d’une commodité linguistique, quoique…), le Ciel, dis-je, voulait savoir si elle continuerait à Le louer pour rien, sans raison, quelles que soient les épreuves qu’elle subirait et les maux qu’elle endurerait[14]. Et donc Victorine loua le Ciel de l’avoir ainsi mise à l’épreuve et de lui avoir permis de montrer sa constance dans son sens de la louange.
Mais en fait, qu’est ce que le mal ?
Ainsi Victorine louait Dieu sans discontinuer, persistant à trouver un sens, une utilité, bref un bien à chacun des maux qu’elle endurait. Et pourtant Dieu n’était pas content, mais pas content du tout. Il trouvait que la Victorine prenait le mal pour un bien, ce qui n’est pas bien. Et le Satan qui se trouvait sur un strapontin à côté de Dieu (cf. le Prologue du livre de Job) n’était pas content non plus. Il disait : A quoi ça sert que le Serpent ait incité Adam et Eve à manger le fruit de l’Arbre de la connaissance du bien et du mal si l’on continue à confondre le bien et le mal et à prendre le mal pour un bien[15]? Et il ajoutait : La connaissance du bien et du mal, ce n’est quand même pas fait pour les chiens! Cette connaissance n’est-elle pas justement ce qui différencie l’homme de l’animal?
Donc Dieu et le Satan décidèrent d’envoyer un ange pour que la Victorine apprenne à connaître ce qu’est le mal et à distinguer le bien du mal. Cet ange prit la forme d’un honorable passant de la bonne ville de Pataouchnok. Il s’appelait Vincent Grandjean.
Sitôt prévenu de sa mission, Vincent aborda la gente et vertueuse Victorine. Il avait remarqué que pour la septième fois Victorine s’était cognée contre un réverbère. Cela justifiait qu’il l’aborde gentiment et lui demande (sans risque de Metoo) « Vous vous êtes fait mal ? ». Et la Victorine de lui narrer tout aussi gentiment (c’est une bonne fille, la Victorine, je vous l’ai dit) ses rencontres successives avec les réverbères et les louanges tout aussi successives qu’elle avait adressées au C.ciel (moi aussi, je pratique l’écriture inclusive!).
Le mal, une mauvaise rencontre ?
Et chemin faisant, la Victorine, toute habitée par son récit se heurta à un réverbère, oui, le huitième (je reconnais que le septième n’était pas le dernier). Et avant qu’elle ne trouve une huitième justification pour louer le ciel, Vincent lui dit tout simplement “Ce mal, ne t’en déplaise, ce n’est pas un bien, c’est une mauvaise rencontre“.
Que voulait-il dire par là ? Que le mal était une mauvaise rencontre, tout simplement. De fait, le réverbère en lui-même n’avait rien à voir avec le mal, et la Victorine pas davantage. C’est la rencontre que, en l’occurence, on pouvait qualifier de mauvaise. Un peu comme celle d’une tuile qui tombe par hasard sur l’occiput d’une vieille dame qui passait par là. Autres exemples: quand on attrape la Covid, c’est aussi une mauvaise rencontre avec un virus qui circule; et elle aussi, elle est due au hasard [16]. Et lorsqu’on se fait voler son portefeuille par un chenapan, c’est également une mauvaise rencontre due au hasard.
Et Victorine s’exclama: “Donc, pour toi, le coupable, c’est le hasard! Le mal, c’est le hasard! Et Vincent de répondre: “Eh bien non, même si c’est lui qui, de fait, suscite la rencontre. Mais pour que cette rencontre puisse être qualifiée de “mauvaise“, il faut qu’on la considère comme telle. Et si tu ne vois pas cette rencontre comme mauvaise (comme c’était le cas lors de tes sept premières rencontres avec le réverbère), elle n’est pas un mal“.
Et l’ange ajouta doctement, car il avait lu Spinoza : “Le mal, c’est uniquement une manière de voir les choses“. « Le mal est une manière de penser »[17]. “Le mal, c’est tout à fait subjectif. Il n’y a pas de mal en soi“.
Et Victorine, qui avait bien écouté son ange, lui dit “Très bien, mon ange, j’ai compris. Un mal n’est un mal que si on le considère comme tel. Mais, avoue-le, il y a quand même des choses qui arrivent et qui sont vraiment un mal. Et ce quelle que soit la manière dont on les voit!“
Le mal, c’est ce qui n’est pas normal ?
Et subitement, les cieux, dûment informés des propos de la Victorine, se firent entendre. Une violente tornade survint tuant une demi-douzaine de personnes. Et la Victorine dit sobrement “Cette tourmente, mon ange, qu’on le veuille ou non, c’est définitivement un mal. Ce n’est pas seulement une “mauvaise rencontre“, comme tu dis. Et l’ange répondit: “Oui, tu as raison. Cet ouragan, apparemment, c’est vraiment un mal. Mais on peut en discuter“.
Et Victorine de s’exclamer : “Mais pourquoi dis-tu qu’on peut en discuter? Si ce n’est pas un mal, cet ouragan, qu’est ce que c’est? Toi aussi, tu joues à cache-cache avec le mal. Tu ne vas quand même pas me dire que cet ouragan, c’est quelque chose de normal !“
– Eh bien non, ce n’est pas normal, approuva Vincent Grandjean. Et c’est vrai, ce qui n’est pas normal, c’est cela que le plus souvent nous appelons le mal. Tu as raison, ce qu’on appelle le mal, ce n’est pas seulement une mauvaise rencontre, c’est aussi ce qui bouleverse ce qu’on appelle un peu pompeusement l’ordre du monde et des choses. Cet ouragan, c’est un désordre dans l’ordre qui régit habituellement le cours des vents. Il en est de même pour les raz-de-marée. Les marées font partie de l’ordre du monde et de l’équilibre entre les mers et les continents. Mais les raz de marée, eux, constituent un désordre, une forme de tohu-bohu.[18] Et c’est pourquoi nous les voyons comme un mal. Il en va de même pour la fièvre et les maladies, et même pour les épidémies; elles procèdent d’un déséquilibre entre les microbes et les anticorps qui luttent contre eux. Et ce déséquilibre, ce désordre, il produit du chaos et des cahots (et quelquefois des KO) dans le cours normal des choses. Et c’est pour cela que nous le voyons comme un mal.
– Mais alors, dit la Victorine, pourquoi me disais-tu tout à l’heure que le mal, c’est uniquement une manière de voir les choses? Tu te contredis, mon ange. Les ouragans, les catastrophes naturelles, c’est toujours un mal, quelle que soit notre manière de voir les choses.
– Eh bien non, ma Victorine. Si un tremblement de terre détruit l’armement atomique de la Corée du Nord, on ne dira pas que c’est un mal. Si un raz-de-marée se produit sur une île déserte, ce n’est ni bien ni mal. Un mal n’est un mal que si on le voit comme tel. D’ailleurs, d’une certaine manière, les désordres, les tremblements de terre, les raz-de-marée, eux aussi, font partie de l’ordre des choses. La marche du monde, c’est comme notre manière de marcher. La marche n’est rien d’autre qu’une suite de déséquilibres. Sans déséquilibres, dans désordres, il n’y aurait pas de changement. D’ailleurs, tu le sais bien, on dit que l’homme n’est apparu sur terre qu’après une énorme catastrophe naturelle qui a causé la disparition des dinosaures.
– Très bien, acquiesça la Victorine, tu as réponse à tout. Mais alors, qu’est ce que le mal, si on ne peut le réduire ni à une mauvaise rencontre, ni à un désordre dans l’ordre du monde?
Le mal, c’est ce qui nous révolte
Et Victorine ajouta, pour reprendre les choses en main: “Allons acheter un journal; cela nous changera de ta philosophie et de ta cosmologie; cela nous remettra dans le quotidien“. Ils achetèrent donc un quotidien et se mirent à la recherche de quelque chose que tous deux pourraient définir comme un mal.
Ils commencèrent par les annonces nécrologiques. On annonçait la mort d’un Monsieur de 90 ans qui avait eu une fin paisible et aussi celle d’un enfant de 4 ans qui avait été battu à mort par ses parents. Et Victorine s’exclama: “La mort du vieux, c’est normal et c’est peut-être même bien. Mourir à 90 ans, c’est une forme de savoir-vivre (oui, la Victorine appréciait les paradoxes). Mais la mort de l’enfant martyrisé de quatre ans, ça c’est mal! C’est scandaleux, ce n’est pas juste“.
Et l’ange répondit: “Oui, c’est ça, le mal. C’est quand on dit: ce n’est pas juste. Le mal, c’est ce qui nous révolte. Oui, je crois que c’est là la meilleure définition, et peut-être même la seule. Le mal, c’est ce à quoi on n’arrive pas à donner un sens, une raison d’être, une explication, une justification. Le mal, c’est l’absurde, c’est l’inadmissible. Le mal, c’est une mauvaise rencontre, c’est un désordre dans le monde, mais seulement lorsque cela nous révolte“.
– “Ainsi, le mal, c’est quand on n’arrive pas à louer le Ciel?“ demanda Victorine. Et l’ange répondit “Oui, on peut dire ça comme ça. Le mal, c’est quand on s’en prend au Ciel, c’est quand on Lui dit: “Ce n’est pas juste, ce n’est pas normal, c’est scandaleux“. Le mal, c’est ce qui nous révolte[19]. Et quand on se révolte, on a envie de se révolter contre quelqu’un. Et, quand on ne sait pas à qui s’en prendre, on se révolte contre Dieu. Dieu , c’est le porte-manteau auquel nous accrochons notre besoin de rendre grâces, mais c’est aussi celui auquel nous accrochons notre besoin de nous révolter.
Mais en fait, poursuivit Vincent, Dieu est par delà le bien et le mal. Il est l’Au-delà de tout. Voir Dieu comme un être bon, comme le dit le catéchisme, ou comme un être cruel comme le fait Job[20], ce ne sont que des manières de voir et de penser de l’homme“.
C’est l’homme et lui seul qui se pose la question du mal. Les animaux ne se la posent pas, et c’est peut-être pour cela que Dieu les donne en modèle à Job[21]. Sans doute était-ce là une manière de lui faire comprendre que dans le monde, il n’y a ni bien, ni mal.
Victorine parut interloquée. Vincent rajouta alors: “Mais même si le mal n’est qu’une manière de voir, cela n’empêche pas qu’il faille lutter contre“.
Le mal, c’est ce contre quoi il faut lutter
“Oui, le mal, c’est ce contre quoi il faut lutter. Mais c’est difficile de savoir contre quoi il faut lutter. Ce qui est un mal pour les uns n’est pas forcément un mal pour les autres. Et puis, même si on se mettait d’accord sur ce contre quoi il faut lutter, on ne le serait pas forcément sur la manière de le faire. Les gens ne sont jamais à court d’idées et d’impératifs catégoriques pour dire comment il faut lutter contre le mal. Tu dois faire ceci et/ou cela. Sois un petit colibri et /ou un député vociférant et/ou un moine priant. Sois un utopiste révolutionnaire, un Che Guevarra militant; ou sois un petit Hans qui met son doigt sur la fissure de la digue pour empêcher qu’elle ne s’élargisse; ou bien encore, sois un Sisyphe qui continue à remonter son rocher en sachant que de toutes manières, il ne pourra jamais venir à bout des éboulements. Et moi, dans tout ça, je ne sais plus trop où j’en suis!“
Et l’ange Vincent se tut. La Victorine resta elle aussi silencieuse. Puis ils se prirent par la main et, ensemble, reprirent leur chemin. Un peu comme Charlot et la jeune marchande de fleurs à la fin émouvante d’un film émouvant. L’amour ne supprime pas les maux, mais il aide à les supporter. Dieu, du haut de son ciel, avait vu et entendu tout cela. Et il était content. Il souriait dans sa barbe. Quant au Satan, il se tint coi.
Article paru précédemment dans la revue Golias Magazine
[1] Job 42,7-8
[2] Voici cette « petite histoire »: un jeune juif particulièrement pieux se hâte, tout en lisant sa Bible, sur le trottoir d’une rue passante, et se heurte à un réverbère. Constatant que ce choc lui a évité de heurter une voiture d’enfant qui se trouvait derrière le réverbère, il loue le Ciel d’avoir suscité cet incident. Cent mètres plus loin, il reçoit sur son nez une déjection lâchée par un petit oiseau. Après avoir réfléchi un instant sur la manière de rendre grâce pour ce nouveau petit malheur, il s’écrie: « Grâces soient rendues au Tout-Puissant de n’avoir pas donné des ailes aux vaches! »
[3] De la même manière, lorsque une tuile vous tombe dessus, on peut se dire que cela évite qu’elle ne tombe sur quelqu’un d’autre. Lorsqu’on est soumis à un malheur, on peut avoir le sentiment que cela évite qu’il tombe sur les autres. C’est d’ailleurs cette idée qui est le fondement implicite de la théologie du sacrifice vicaire du Christ; le fait qu’il prenne le mal sur lui fait que les autres en sont exemptés.
[4] Pour Elihu, l’un des quatre amis qui viennent donner à Job diverses explications à sa souffrance, c’est là l’argument de la souffrance correctrice: « Dieu sauve le malheureux par son malheur et il lui ouvre l’oreille par la détresse » (Job 36,15-16).
[5] On peut donner l’image de l’acier trempé qui est d’autant plus fort et fiable qu’il a été attaqué par des acides.
[6] Si l’on met du minerai orifère dans un creuset et qu’on le passe par l’épreuve du feu, cela permet d’obtenir un peu d’or pur. Cette image est fréquemment utilisée dans la Bible: Zacharie 13,9; Job 23,10; 1 Pierre 1,7; 1 Corinthiens 3,13.
[7] Opération consistant à travailler un métal en le frappant, le laminant et l’étirant, ce qui a pour effet de le rendre plus résistant.
[8] « Heureux l’homme que Dieu châtie »(Ps 94,12; Ps 39,12); « L’Eternel châtie celui qu’il aime (Prov 3,12, Héb. 12,6-7; Apoc. 3,19).
[9] Bois très léger utilisé pour les maquettes.
[10] Leibniz, Essais de théodicée, 1, par. 8-10 et 21-23.
[11] Thomas d’Aquin le dit aussi: « Le feu ne brûlerait pas si l’air n’était pas détruit ». « On ne pourrait faire l’éloge de la justice et de la patience s’il n’y avait l’iniquité d’un persécuteur »
[12] De fait, selon l’épilogue du livre de Job, « Dieu porta au double tous les biens de Job ».
[13] Luc 6, 21
[14] Nos lecteurs savent bien que le Prologue du livre de Job dit explicitement que si Dieu a permis que Job soit soumis à des épreuves plus douloureuses et incompréhensibles les unes que les autres, c’est parce qu’Il voulait s’assurer que, quoi qu’il lui arrive, Job continuerait à Le louer et à Le servir « pour rien » (Job 1,9,), gratuitement, sans raison, de manière désintéressée.
[15] Certains rabbins considèrent que l’Arbre en question était en fait l’Arbre de la confusion du bien et du mal. En acquérant simultanément et conjointement la connaissance du bien et du mal, l’homme est porté à les confondre. Et c’est pour cette raison qu’il était interdit à Adam et Eve de manger le fruit de cet Arbre.
[16] Le fait que certaines circonstances puissent favoriser la probabilité de cette rencontre n’empêche pas qu’elle soit cependant due au hasard.
[17] B. Spinoza, Ethique,Préface à la quatrième partie, Seuil 1988.
[18] Le philosophe W. Jankelevitch donne un exemple musical à ce sujet. Dans la Faust Symphonie de Listz le thème de Méphistophélès, qui incarne le mal, n’est rien d’autre que le thème qui caractérise le bien (celui de Faust), mais dans le désordre. Ainsi, le mal ne serait pas quelque chose en soi, mais seulement un désordre à l’intérieur du bien.
[19] Cf. la définition que le célèbre Vocabulaire de la philosophie de Lalande donne du mal: « Tout ce qui est objet de désapprobation ou de blâme ».
[20] « Tu multiplies sans raison mes blessures » (Job 9,17); « Tu deviens cruel envers moi… Je sais que tu me mènes à la mort » §Job 30, 21-23) etc. etc.
[21] Job chapitres 38 et 39