Je jette un coup d’œil à l’intérieur de la maison de Marthe. Elle somnole dans son fauteuil. Je toque à la fenêtre. Elle se réveille et vient m’ouvrir la porte avec un grand sourire. Rien dans sa chambre ne laisse entrevoir que nous sommes en période d’Avent. Je m’installe.
– Alors, vous êtes invitée chez votre petite-fille à Noël ? dis-je tout en connaissant sa réponse.
– Oui, mais je n’irai pas, je préfère rester seule. C’est mieux comme ça.
Marthe préfère passer Noël avec les absents. Elle me raconte combien les relations avec sa petite-fille sont parfois difficiles :
– Je crois qu’elle s’intéresse surtout à mon argent.
Marthe a un rapport curieux à l’argent. Elle le cache dans les armoires, sous le lit ou dans les toilettes et finit par l’oublier. Marthe a beaucoup de visites. Elle se plaint d’être «envahie» par Charlotte, dont la maison avoisine la sienne. Elle la trouve bizarre, énervante et puis elle reste toujours trop longtemps. Je demande à Marthe si elle souhaite chanter un chant de Noël. C’est non. Elle n’aime pas non plus évoquer les souvenirs des Noëls d’antan. Cela fait trop mal. Après une heure de visite, je lui dis que je vais partir. Elle se lève, va à la cuisine et revient avec un petit paquet.
– C’est pour toi, me dit-elle.
J’ouvre. C’est un père Noël en chocolat. Je suis émue. Je suis restée l’enfant du quartier dans son cœur. Je l’embrasse et la serre contre moi. Elle pleure. C’est sa façon de fêter l’Avent. Pleurer le temps perdu, pleurer les êtres perdus, pleurer les relations déçues. En partant, je lui dis que la semaine prochaine, j’irai voir Charlotte. Elle lâche, avec un peu de jalousie dans la voix:
– Ça lui fera plaisir.
La semaine suivante, je me rends chez Charlotte. Les deux battants des volets sont entrouverts. Je sonne. Elle ouvre prudemment la porte :
– Ah, c’est toi !
Elle me conduit dans « la chambre ». Trois bougies d’Avent sont allumées. Pour me recevoir, elle a allumé son petit chauffage d’appoint car Charlotte n’a pas le chauffage dans sa maison. Elle n’a d’ailleurs pas de télé non plus. Elle passe beaucoup de temps à rendre visite aux autres.
– Est-ce que nous pouvons chanter un cantique de Noël ? me demande-t-elle. Nous chantons « Je viens à vous du haut des cieux…». Puis le silence se fait et je lui demande :
– Tu es invitée chez ta fille, à Noël ?
– Oui, mais je n’irai pas, je ne veux pas rater la messe de minuit, ni celle du jour de Noël.
Les combats de Charlotte
La vie de Charlotte est rythmée par ses engagements de militante syndicaliste, socialiste, écologiste et catholique. Elle parle à Dieu et à Jésus-Christ comme s’ils vivaient avec elle.
– Je me réjouis pour fêter la naissance du Christ, mais je lui ai dit qu’il est temps qu’il revienne parce que le monde va mal. Et la voilà qui m’énumère tous ses combats. Elle me parle du complot que fomente contre elle « le communiste, le rouge » qui habite un peu plus loin dans la rue. C’est vrai qu’elle est parfois un peu bizarre. Elle sort un instant de la pièce pour chercher de l’eau chaude, quelques sachets de thé à la cannelle et quelques pains d’épices. L’odeur de Noël se répand dans la pièce. Je lui dis que la semaine dernière, j’étais chez Marthe. Elle ne fait aucun commentaire. Au moment où je me lève pour clore la visite et partir, elle me dit:
– Attends, je veux te montrer quelque chose.
Elle sort un classeur d’une armoire. Il y a une étiquette : «Mes trésors ». Elle en sort une des feuilles et me la montre. C’est une photo de moi avec le commentaire de ma dernière visite. Je suis émue aux larmes. Je fais partie de «ses trésors ». C’est un beau cadeau de Noël. Je l’embrasse et la serre contre moi. Le 24 décembre en fin d’après-midi, Marthe est assise dans son fauteuil, le regard dans le vague. Elle n’a même pas allumé sa télé.
Quelqu’un toque à sa fenêtre :
– Ouvre-moi, dit Charlotte ; j’ai pensé qu’on pourrait fêter Noël ensemble.
Marthe est tellement surprise qu’elle n’ose pas dire non. Pâté en croûte et crémant seront au menu ce soir. C’est Charlotte qui entonne «Douce nuit, sainte nuit ». C’est Marthe qui prend sa Bible pour lire le récit de la Nativité.
– Elle en avait de la chance, Marie, de tomber sur Joseph pour l’épouser et s’occuper de son enfant, dit Charlotte. Moi je n’ai pas eu cette chance, j’ai dû élever seule mon enfant. J’ai été le sujet de bien des rumeurs et des calomnies. Certains disaient que ma fille était le fruit du Saint-Esprit…
Marthe ne dit pas grand-chose. Elle avait eu plus de chance. Elle a eu «son Joseph» qui l’a épousée et ensemble ils ont élevé son enfant. La conversation s’anime. Elles évoquent la vie joyeuse qui régnait dans la petite rue jadis: le passage de la procession catholique au mois de mai, celui des conscrits, les rires des enfants qui jouaient dans la rue. Ces dernières années, seul le silence de la solitude y rôdait. Pour que cette histoire soit un conte, il faudrait maintenant que quelqu’un sonne à la porte.
– Qui peut venir à cette heure ? Marthe irait ouvrir prudemment la porte. Ce serait le père Noël tout de rouge vêtu. Il aurait les yeux et les mains du « communiste », du « rouge » du coin de la rue. Il aurait fomenté le complot de les faire réciter un poème devant le sapin. Il leur aurait demandé :
– Avez-vous été sages ? Et elles auraient répondu :
– Oui.
Il aurait froncé les sourcils, évoquant quelques excès de colère ou de tristesse de l’une ou de l’autre, mais finalement il aurait ouvert son grand sac rempli de cadeaux. Elles se sont quittées à 23h30. Marthe s’est endormie comme un bébé et Charlotte est arrivée un peu éméchée à la messe de minuit. Charlotte a ajouté une page à son classeur «Mes trésors». Elle avait pris un «selfie» lors de la mémorable soirée de Noël…
Texte : Henriette Bronnenkant
Illustrations : Ariane Pinel