Doudous et objets de l’enfance retrouvent une place dans la vie de nombreux adultes. La tendance des « kidultes », un néologisme créé par la contraction des mots anglais kids et adults, s’enflamme sur les réseaux sociaux. Est-elle le signe d’une régression ?

Une offre de jouets ciblée sur les adultes

Vous avez peut-être déjà vu passer ces images des bébés reborn, ces poupons hyperréalistes à la peau veinée, aux paupières closes et au poids identique à celui d’un vrai bébé. Ils ont été « adoptés » par un public inattendu : des adultes, essentiellement des femmes, qui les portent, les nourrissent, les habillent ou les promènent en poussette. En France, le psychanalyste Sylvain Missonnier avait déjà pointé ce phénomène en 2011. Il y décrivait la relation d’« objet virtuel » que ces poupons suscitent : une façon d’exprimer des affects profonds sans toutefois confondre l’objet avec un bébé réel. Dans des cas très ciblés, certaines utilisations se font même dans un cadre thérapeutique, en gériatrie ou dans l’accompagnement de deuils périnataux.  Mais tout cela a bien évolué – et pas pour le meilleur. Sur les réseaux sociaux, Instagram et TikTok en tête, les vidéos de « mères reborn », qui simulent une grossesse ou changent leur « faux bébé » comme un véritable nourrisson interrogent et mettent mal à l’aise : jusqu’où l’illusion du retour à l’enfance peut-elle aller ?

Autre tendance, plus récente : les tétines pour adultes, promues sur TikTok comme objets « anti-stress ». Certains les présentent comme un équivalent du chewing-gum aux vertus apaisantes ou de la respiration consciente. Mais la Fédération française d’orthodontie alerte : non seulement ces tétines n’ont « aucune preuve scientifique d’efficacité » mais elles présentent même des risques dentaires réels : béance antérieure, troubles de déglutition ou douleurs de l’articulation temporo-mandibulaire. Sans porter de jugement sur l’aspect parfois ridicule de la situation, le besoin de réconfort sous-jacent peut sembler légitime. Toutefois, les professionnels rappellent qu’il s’agit d’un mauvais substitut aux outils de relaxation validés.

Enfin, il y a les doudous et peluches que beaucoup d’adultes gardent discrètement près de leur oreiller. Certains sont les vestiges de leur enfance, mais d’autres de ces compagnons nocturnes ont été achetés très récemment, comme les célèbres Labubu, une peluche avec des dents dont les ados raffolent mais qui ne laissent pas les adultes indifférents. La marque chinoise Miniso, qui a ouvert plusieurs boutiques en France, commercialise des gammes complètes de peluches, souvent dérivées de séries animées (Pokemon, One Piece, Snoopy, Princesses Disney…), et presque exclusivement achetées par des adultes. Sur internet on peut facilement trouver la célèbre Loutre lumineuse, qui a un cœur qui bat pour qu’on puisse respirer avec elle et se calmer ou son étonnante « version chrétienne », avec ce Christ en peluche !

Les psys voient dans cette tendance à se blottir contre un objet mignon et rassurant le besoin de retrouver un sentiment d’apaisement et de sécurité propice au sommeil.

Les raisons d’un retour à l’enfance

Mais pourquoi cette attirance pour les objets du passé ? Cette nostalgie entretenue paraît reposer sur deux ressorts principaux.

En premier lieu, l’enfance évoque une période où l’insécurité n’existait pas encore. Dans notre société pétrie d’incertitudes – économiques, climatiques, géopolitiques – certains cultivent le « c’était mieux avant » et cherchent un refuge émotionnel dans les symboles d’un âge perçu comme idyllique – un paradis perdu.

Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik établit un lien entre la notion d’attachement et le sentiment de sécurité. L’attachement premier, celui d’un petit enfant qui grandit auprès d’un adulte structurant, conditionne notre sécurité intérieure. Reprendre un objet d’enfance permettrait donc de réactiver cette sécurité initiale. Dans ce même esprit, le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron rappelle que nos objets « ne sont pas de simples possessions : ils sont le support d’attentes, d’attachements, d’émotions ». Le doudou ou la figurine ne sont donc pas anodins : ils matérialisent un lien affectif ou un repère identitaire.

À l’ère de la toute-puissance numérique, où les relations sont souvent virtuelles et le temps fragmenté, ces objets rassurants procurent un équilibre et une continuité émotionnelle.

Plus largement, ce phénomène s’inscrit dans la culture montante du « care ». Chacun est invité à assumer le besoin de prendre soin de soi, de se rassurer, de se materner… Trouver les moyens de se faire du bien, de se sentir mieux est devenu une nécessité.

Les marques l’ont bien compris : la gamme de jouets pour les plus de 12 ans, catégorie dans laquelle figure de nombreux adultes représente aujourd’hui près de 30 % du marché français. Lego, Disney, Sanrio ou Build-a-Bear cultivent cette nostalgie assumée. On parle même de « thérapie du mignon » : un antidote à la dureté du monde, incarné par les figurines kawaii ou les peluches vintage.

Enfin, la pression de performance joue un rôle : face à l’hyperproductivité exigée par les études supérieures ou le monde du travail, ces habitudes enfantines offrent une échappatoire. Se blottir contre une peluche ou caresser un reborn, c’est suspendre la course du temps, refuser pour un instant d’être adulte toujours productif et performant. Ce n’est pas toujours une fuite ; c’est parfois une tentative de se reconnecter au jeu, à la tendresse, à ces émotions fondamentales qu’on a trop vite dû ranger dans une boîte. La nostalgie a encore de beaux jours devant elle !

Un miroir de notre époque ?

Loin de la moquerie, cette quête du retour à l’enfance dit quelque chose de notre épuisement collectif. Quand on est submergé par les notifications et les alertes, abreuvé d’informations anxiogènes et débordé par les objectifs à atteindre, l’objet doudou, la tétine ou le poupon deviennent les derniers bastions du réconfort. Ils traduisent un besoin universel : celui d’être apaisé, reconnu, enveloppé.
Comme le souligne Serge Tisseron, nos objets nous aident à « tenir ensemble ». Il est cependant dommage que nos contemporains préfèrent la compagnie d’objets inertes à celle de leurs semblables. Les kidultes n’ont peut-être pas peur de grandir, ils tentent de concilier à leur manière les enjeux de leurs quotidiens et leur besoin de douceur.

Sources :
– Sylvain Missonnier, Les poupées reborn (une interview virtuelle), revue Spirale, PUF/érès, n°60, 2011.
– Société psychanalytique de Paris, compte rendu de M. Saïet, Le doudou, cet autre qui veille, 2023.
– Serge Tisseron, Comment l’esprit vient aux objets, Aubier, 1999.