LE COIN DU PHILOSOPHE

Olivier Peterschmitt, philosophe

Philon. La capacité à rebondir, à se réinventer, à ne pas désespérer face à la dureté du réel, a besoin d’être nourrie. Impossible d’y parvenir sans l’équivalent des nourritures nécessaires au corps. On devrait ainsi tenter de faire l’inventaire de toutes les nourritures dont l’être humain a besoin pour faire face à l’adversité et se reconstruire après une crise. Le remède miracle n’existe pas et bien des moyens sont nécessaires pour fortifier sa liberté, son courage d’exister, son amour du monde, sa vie relationnelle, sa créativité, sa sensibilité artistique, son goût de l’action politique, etc. L’humain, comme tous les vivants, dépend de tels apports extérieurs. Les ressources viennent pour l’essentiel de l’État qui nous donne des droits et des soutiens, des autres qui nous entourent et sans lesquels nous ne pourrions pas venir à notre propre secours.

Socrate. Tu as raison d’insister sur ce qui peut rendre l’être humain plus résistant par des nourritures physiques et psychiques venues du dehors et des autres. Je compléterais cela par ce qui le rend aussi capable d’être
moins dépendant du dehors et des autres, moins avide et inquiet, plus satisfait de ce qu’il a. La résilience n’a pas seulement besoin d’être nourrie : elle a aussi besoin de l’expérience du jeûne, de la capacité à trouver une plénitude dans le peu et dans le simple. La spiritualité et la philosophie insistent ainsi sur les nourritures intérieures qui ont l’avantage d’être à la portée de chacun, qui ne coûtent pas cher et dont la difficulté principale est non pas de se les procurer, mais de les prendre régulièrement en apprenant à les assimiler. Elles ont pour nom : marche à pieds, prière, méditation de la parole divine, recueillement, respiration, silence, posture de yoga, sieste, lecture de grands romans, observation de la nature, etc. Au départ rien de spectaculaire, un exercice corporel et spirituel régulier et modeste, et, à la fin, une grande santé prête à se défendre contre bien des agressions.

P: Pourtant la bible dit que « l’ange du Seigneur toucha Élie et dit : « Lève-toi et mange, car autrement, le chemin serait trop long. » J’ai tendance à penser que, sur notre route, nous avons besoin d’anges qui nous donnent des provisions pour la route. C’est encore une façon de dire que la nourriture vient du dehors et qu’on ne peut se sauver soi-même.

S: Et si l’ange n’était pas seulement la providence qui donne ? Il peut aussi être celui qui nous rappelle la nécessité de manger le pain quotidien que nous avons et d’user simplement de la force de se lever. Est capable d’affronter le long chemin celui qui ne néglige pas ce qui déjà le nourrit et le fortifie.

LE COIN DU PSY

Raymond Heintz, psychiatre

On dit d’un matériau capable de résister,d’absorber un choc, qu’il est résilient. On dit de quelqu’un qui a su rebondir après un évènement traumatique qu’il a des capacités de résilience (du latin resilio, sauter en arrière, rebondir, mais aussi résilier, révoquer). Le travail de deuil est un processus de résilience. Élie s’est enfoncé dans le désert. Un jour de marche. Il est à bout, implore le Seigneur de pouvoir mourir, s’en remet à lui et s’endort. Un ange le touche et lui dit : « lève-toi et mange ! » La nourriture était là, à son chevet, tout à côté : il mangea, but, et se recoucha. S’était-il même levé ? L’ange le touche une deuxième fois, lui répète les mêmes paroles : « Lève-toi et mange », et ajoute : « car autrement le chemin serait trop long ! » Cette fois Élie obtempère : il se lève ! Boit et mange. Et se met en marche. Il marche quarante jours et quarante nuits, jusqu’à la montagne de Dieu. Des quarantaines… nous en avons traversées, ces derniers mois ! Pour tous, la quarantaine du confinement, de la distanciation des corps, de l’abstinence du toucher ou du baiser, pour protéger autrui. Pour la plupart la quarantaine de l’éloignement des proches. Pour certains, la quarantaine du deuil, traversée du brûlant désert de l’absence d’autrui, temps nécessaire à la lente cicatrisation du souvenir, de la mémoration. Et si le temps du confinement, du retrait affectif et relationnel, imposé par l’urgence sanitaire, n’était pas juste une contrainte nécessaire et subie ? Prestement balayée par le séducteur déconfinement et son étal de promesses ! Et si ce temps de hors-jeu nous avait aussi offert la possibilité de remettre d’aplomb notre échelle de valeurs, avait imprimé, parfois douloureusement, dans notre chair, que l’être là, le Dasein, n’a pas à être le valet du Faire ? Serait-ce alors signe qu’un ange nous a touchés ? Entendons-nous et garderons-nous en mémoire ce qu’il nous dit ? Faudra-t-il qu’il nous administre une piqûre de rappel, comme pour les vaccins ?
Oui, dormir, se restaurer, boire et manger, est nécessaire avant de prendre la route. Mais est-ce suffisant ? Quelle nourriture avonsnous à « manger » pour que le chemin ne soit pas trop long ? Nulle autre que cette voix intérieure qui nous dit, comme à Abraham et à ceux qui, dans la Bible, se sont mis en chemin : « Lève-toi ! »
La galette et la cruche d’eau nous sont données, mais l’eau de vie qui nous fait nous lever, nous avons à la chercher et à la puiser là où elle est, au fond du cœur, quelles qu’aient été, pour chacun, les vicissitudes de son existence. Là est notre acte, celui qui nous érige, en homme ou en femme libres.

LE COIN BIBLIQUE

Dans le chœur qui clôt la première partie de l’Oratorio Elias, Mendelssohn met en scène le peuple d’Israël qui rend grâce à Dieu pour l’œuvre qu’il vient d’accomplir à travers son prophète. Pour Élie, le triomphe est total,
c’est l’apogée de sa carrière. La bataille était rude mais il a gagné, il a su montrer la supériorité et la modernité du Dieu unique face au polythéisme archaïque qui prévoyait un Dieu pour chaque étape de la vie. Cette théophanie victorieuse a lieu lors d’un véritable chalenge : qui ramènera la pluie après une terrible sécheresse ? Baal et son armée de prophètes soutenus par la reine Jézabel ou le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et Élie qui lui est resté fidèle ? Un sacrifice est dressé sur le Mont Carmel. Le Dieu vainqueur sera celui qui parviendra à y mettre le feu ! Le tout prend une forme assez grotesque ! Élie se moque des prophètes de Baal, en mouillant l’autel pour rendre le défi encore plus rude. La suite est connue, c’est un véritable « crépuscule des dieux » ! Le feu du Dieu d’Élie venu du ciel ne consume pas seulement le sacrifice mais tout un système de croyances. Pour clore le tout, Élie s’offre un petit « génocide » en laissant le peuple massacrer les prophètes de Baal. Tout laisse à croire qu’il sera le héros, admiré et craint à la fois ! Mais tout bascule. Alors que la reine jure de le faire mourir, il prend peur, va se confiner dans le désert et sombre dans une profonde dépression. Quelques paroles ont suffi pour faire fondre le succès qui s’écoule comme le sable entre les doigts. Le voilà insignifiant. N’est-ce pas là la dure réalité de l’humanité ? Des abysses insondables font suite aux plus hauts sommets, jetant dans l’ombre les plus grandes victoires ! Le monde entier semblait encore à notre portée et voilà que tout n’est plus rien, comme évaporé, dissout, disparu !

Le réveil de l’esprit de vie

La foi d’Élie n’était-elle pas à la hauteur des défis, n’était-elle qu’illusion dérisoire, un mirage éphémère ? Il se sent pauvre, misérable, solitaire, il n’a plus envie de continuer. Allongé sous un genévrier, il implore Dieu de reprendre son âme. Oui c’est bien lui, le grand Élie qui voilà quelques jours encore a ramené à la vie l’enfant de la veuve de Sarepta. Il s’endort avec le souhait de ne plus jamais se réveiller. Mais cela n’est pas le sommeil de l’Éternité, mais le sommeil du lâcher prise qui libère et rend réceptif au secours. En situation de désespérance, l’esprit de vie est à nouveau réveillé, alors même que la mort l’entoure, dans le désert, là où il n’y a rien à manger et à boire. C’est là qu’il va retrouver des forces, touché par le messager de Dieu qui vient à sa rencontre alors que tous l’ont abandonné. C’est ce contact intime qui apporte la communion nouvelle, la force de vivre et encore plus : « Lève-toi et mange, car le chemin serait trop long pour toi ! » Une bouchée de pain, une gorgée d’eau fraîche peuvent opérer des miracles, redonner vie et espoir dans les déserts que traversent nos âmes et nos corps, particulièrement au temps de la maladie. Pour donner sens à ce qui vient de se passer, Dieu remet Élie en route, c’est un pèlerinage qui dure quarante jours et quarante nuits, à l’image des quarante années du peuple d’Israël dans le désert, et va le mener sur l’Horeb, la montagne Sainte. Dieu se manifeste alors à Élie : pas dans la tempête, le vent violent ou l’ouragan mais dans une brise légère, comme une caresse. Dieu se cache presque, comme s’il n’existait pas. Il n’a besoin ni de grande cérémonie tonitruante ni de combat avec d’autres dieux. Il est là tout simplement, sensible et doux. Élie fait l’expérience de sa proximité, si différente de la toute puissance et de la supériorité que nous imaginons. J’aimerais y voir une perspective d’espérance contre toutes les dépressions et la course effrénée au succès et au progrès qui tournent trop souvent à la déception et au désespoir. Et si cela était vrai ! Dieu présent dans les choses simples, la beauté de la création, la nature, le chant des oiseaux, les relations vraies et chaleureuses. Là où les hommes et les femmes partagent honnêtement leurs préoccupations et leurs visions de ce monde.

Pasteur Marc Seiwert, chargé de mission auprès de la Présidence