Pascal Deru est formateur dans le domaine du jeu, journaliste et responsable d’un magasin voué au jouet, Casse-Noisettes, à Bruxelles. Maude Bonenfant est sociologue. Leurs réflexions sur le jeu se rejoignent : jouer avec les autres, c’est construire, dans la joie, son rapport aux autres et à soi-même.
Pour Pascal Deru, si l’enfant suit aussi naturellement le chemin du jeu, c’est qu’il en a un besoin instinctif car il s’en nourrit ; tout comme les adultes, et ce depuis le début des temps. Pour la sociologue Maude Bonenfant, le jeu apparaît quand la nécessité se retire. Il est apparu quand l’être humain a pu se défaire de ses impératifs de survie. Il permet à l’individu de se retirer, de créer une distance entre lui et le monde afin de retrouver une liberté et ne plus simplement répondre à des besoins primaires. Le jeu s’est développé progressivement, dans les périodes de répit. En expérimentant divers modes de communication, le jeu est à l’origine-même de la culture. Être privé de jeu, c’est donc être privé d’une dimension humaine essentielle, car l’humain ne se résume pas à manger, boire, et avoir un lieu pour dormir.
Des règles garantes de liberté
Le jeu offre à l’humain une expérience complexe d’une grande richesse. Jouer, c’est avoir la liberté de suivre des règles ! Des règles librement acceptées, voire inventées ; un cadre strict qui rend possible la liberté. Les règles créent un espace où tous les joueurs se retrouvent à égalité et où ils peuvent développer, de façon ludique, toutes sortes de compétences : observation, analyse, anticipation, accueil de l’inattendu… Ils peuvent prendre des risques sans se mettre en danger, découvrir la vertu des alliances, expérimenter victoire ou défaite, apprendre à faire avec l’autre et avec l’imprévisible… Maude Bonenfant montre que le jeu et ses règles permettent de sortir du déterminisme puisque chacun est appelé à trouver des solutions pour faire bouger la situation à son profit ou à celui de son équipe. La liberté dans le jeu est inventive, elle laisse au joueur une marge de manœuvre qui permet l’invention de solutions à des problèmes créés par les règles du jeu, par la « légalité ».
En offrant cet espace de liberté, le jeu nourrit la construction sociale. Contraint par les règles et par les autres joueurs, chacun apprend à saisir le monde et à le respecter pour le bien de tous, pour qu’il soit possible de jouer ensemble. Si les règles d’interprétation et de conduite ne sont pas respectées, des sanctions s’ensuivent. Cependant, si refuser les règles c’est sortir du jeu, rien n’empêche le groupe de rejeter certaines règles pour en imposer de nouvelles, et donc de réinventer le jeu. Car les limites du jeu sont variables et les joueurs disposent d’une marge de liberté pour en interpréter les règles. Sans cette liberté, cet espace d’appropriation, le jeu n’est pas possible. Maude Bonenfant compare le jeu à « l’interstice entre deux pièces », cet espace vide permettant le mouvement parce qu’il y a « du jeu ».
Jeu et éthique de responsabilité
Si tout est déterminé, prédéfini d’avance, il n’y a pas de jeu, mais assujettissement. Si le joueur n’est pas convaincu d’avoir pouvoir sur le jeu, ce n’est plus un jeu, mais obéissance à des lois sans aucune marge de liberté. Imprévisibilité et indétermination sont nécessaires au joueur (comme à tout individu) pour vivre, penser, être, prendre des initiatives, agir sur soi et sur le monde. Les joueurs s’approprient le jeu, peuvent en détourner le sens, lui trouver de nouveaux usages. Et ce pouvoir de donner du sens au jeu est le premier pas vers une éthique de la responsabilité du joueur qui doit apprendre à diriger sa conduite, car chacune de ses actions dans le jeu prend sens – d’autant plus si le jeu se joue en groupe. Dans sa pratique du jeu, Pascal Deru, vit cette dimension éthique du jeu de façon très concrète. En jouant avec les enfants, nous construisons le monde de demain. Face aux défis auxquels notre civilisation doit faire face, nous avons toutes sortes de réponses possibles, mais il est essentiel aussi d’investir dans ceux qui vont nous suivre et qui vont gérer le monde dans les années à venir : les enfants. Et ce dont ils auront besoin, le jeu le leur apporte : confiance en soi, sens du collectif, outils et postures pour gérer le monde, bienveillance pour tous…
Une expérience de la joie
Pascal Deru insiste sur le plaisir qu’il y a à jouer, dont le plaisir du jeu partagé entre enfants et adultes. Un enfant de six ans demandait à sa mère si elle l’aimait. Elle sentait qu’un « oui bien sûr » ne serait pas suffisant. Alors elle lui a demandé : Quand sens-tu que je t’aime ? Il lui a répondu : Quand tu joues avec moi. Quand l’enfant dit Tu viens jouer ?, commente Pascal Deru, il dit : Rejoins-moi dans ce lieu que j’aime, renonce à l’entièreté de ta vie. Viens dans mon univers. Il se nourrit du jeu en lui-même, mais aussi du temps que prend un adulte pour jouer avec lui : Tu es si précieux que j’arrête tout pour venir à toi. Dans ce lien créé autour du jeu, l’adulte reçoit aussi beaucoup de forces nouvelles. L’enfant entraîne d’adulte dans une belle école : si je m’abandonne à la gratuité, j’accède à l’émerveillement, à la curiosité jamais lasse sur le monde. Et je les réinjecte dans mon regard sur le monde.
- Pour aller plus loin
Le jeu vous va si bien ! (Le souffle d’Or, 2006) et Merci le jeu ! Jouer ensemble, un chemin jusqu’à la joie (L’instant Présent, 2016) par Pascal Deru / pascalderu.com
Le libre jeu, réflexion sur l’appropriation de l’activité ludique, Maude Bonenfant, Liber, Montréal, 2011
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