On l’a dit, écrit et répété, le livre papier est l’un des grands gagnants de la crise sanitaire, avec les plateformes de séries. Au cours du premier, du deuxième ou du troisième confinement, en vacances ou pendant les fêtes, acheter ou offrir un livre a été un acte de résilience majeur. Une gourmandise déconnectée et salvatrice, ouvrant un havre de paix dans un univers tourmenté. A tel point que, sous la pression populaire, les libraires font désormais partie des commerces essentiels qui ne seront plus jamais fermés, quoi qu’il arrive !

J’ai déjà évoqué le pouvoir des livres, et leurs bienfaits, déjà largement abordés par la bibliothérapie. Mais savez-vous que l’achat de livres peut devenir une véritable addiction, qui en dit long sur nous ?

Les japonais qualifient de Tsundoku l’art d’empiler les livres. Non seulement pour le caractère esthétique de la chose, mais surtout pour désigner cette tendance à accumuler chez soi des livres neufs et non encore lus. C’est la fameuse PAL : la pile à lire. Reconnaissez que, vous aussi, vous en avez une chez vous… Certains ont quelques ouvrages d’avance, d’autres des dizaines, ce qui fait soupirer leur entourage à chaque nouvelle acquisition : encore un livre ?

Mais que signifie cette manie ?

La PAL raconte d’abord la curiosité et les rencontres au détour d’un rayon : vous entrez dans une librairie pour flâner et vous ressortez avec un ou plusieurs ouvrages, tout simplement parce que le thème ou la critique du libraire vous a plu. Vous n’avez pas pu vous en empêcher – parfois, cela relève d’une véritable fièvre acheteuse. Ou bien (quand c’était possible), vous allez à un salon ou une rencontre littéraire et vous vous laissez tenter par le livre d’un auteur avec lequel vous avez échangé (et qui – ô grâce, vous l’a dédicacé !). Dans ces hypothèses, le livre est venu vers vous par hasard, et vous vous vous êtes laissé séduire.

Dans un autre cas de figure, c’est vous qui allez vers un ouvrage en particulier, car vous en avez qu’on entendu parler. Le sujet vous parle, vous vous dites « il me le faut ». C’est un livre-besoin. Ou encore, vous l’achetez pour faire comme tout le monde – ce qui est parfois le cas avec le dernier Goncourt, ou avec cet auteur classique que vous avez si injustement boycotté au lycée. Là, on cède davantage à la pression sociale : on fait comme les autres, parce qu’on ne veut pas avoir l’air dépassé ou inculte.

Enfin, il y a les livres que l’on nous offre. Ils incarnent une sorte de passage de témoins entre les autres et nous. Faut-il y voir une attention, une envie de faire plaisir, un message subliminal ou une volonté de nous changer ou encore d’influencer notre mode de vie ou notre raisonnement ? Car finalement, un livre, comme un parfum, c’est très personnel et ça ne devrait pas forcément s’offrir.

Bref, les occasions sont nombreuses pour que les ouvrages finissent par s’empiler. Mais pourquoi ne lisons-nous pas ces livres ? J’avance prudemment quelques pistes :

  • Les beaux livres sont comme des objets décoratifs. Feuilletés passionnément lorsqu’ils sont offerts, on peut être sûr qu’ils ne seront que rarement ré-ouverts et vont prendre la poussière pendant longtemps sur une table basse. Leur fonction serait donc d’être une sorte de « marqueur social », qui envoie un message de reconnaissance sur votre identité lorsque des invités viennent chez vous. « Ici vit un spécialiste de l’art baroque en Europe centrale ».
  • Le facteur temps est bien évidemment une cause majeure de non-lecture. Comment réussir à tout lire, quand on n’arrive déjà pas à faire tout ce que l’on s’impose – et encore plus quand nos soirées sont d’abord phagocytées par un épisode à voir ou un scrolling interminable sur les réseaux sociaux ? Nous avons tendance à avoir « les yeux plus grands que le ventre », en imaginant que nous aurons assez de temps pour ingurgiter tout ce que nous achetons. Je le lirai plus tard, nous disons-nous. Mais ce plus tard, c’est jamais.
  • Lire demande de la constance. Cela suppose à nouveau qu’on y consacre du temps – le temps nécessaire à la progression de la lecture, qui est une activité relativement lente par rapport à celles auxquelles nous sommes désormais habitués. Cela nécessite aussi que l’on s’accroche à l’histoire ou au propos. Or, notre cerveau, trop habitué à la facilité, va avoir tendance à décrocher dès qu’il rencontre un obstacle : une idée soudain trop complexe, une partie du récit moins palpitante… et hop, on repose le livre ! C’est malheureusement le cas de certains de nos jeunes qui estiment que lire, c’est fatigant.
  • Parfois, la possession d’un livre suffit. Vous avez tellement entendu parler d’un ouvrage que vous estimez que le simple fait de l’acquérir vaut intégration de son contenu. Livre acheté ? Mission accomplie ! C’est le cas aussi pour tous ceux qui collectionnent les livres – neufs ou anciens, et qui apprécient le bonheur de vivre au milieu d’ouvrages qui peuvent créer des murs, voire des remparts. Car si la culture lutte contre l’obscurantisme, alors le côté « objet » du livre papier en est la matérialisation.
  • Acquérir certains ouvrages peut relever d’un acte militant, en achetant systématiquement ceux de son romancier ou philosophe préféré, ou les écrits qui ont trait à une communauté dans laquelle on se reconnaît, ou un mouvement auquel on adhère… L’acte d’achat devient une manière de soutenir l’auteur ou d’encourager la cause.
  • Certaines personnes ont besoin de lire plusieurs livres en même temps. Elles commencent un roman, puis un autre, lisent en parallèle un essai, puis vont de l’un à l’autre – ou en abandonnent un pour achever l’autre. La lecture n’est pas une science exacte, qui se planifie ou s’exécute de manière chronologique. Elle suit nos désirs comme nos envies.

Je n’échappe pas à ce phénomène. Mon métier m’incite à parcourir avidement des ouvrages sur la psychologie, les relations humaines, les neurosciences… qui sont des sujets qui me passionnent. Or, pour me détendre, j’adore lire des romans et en particulier des thrillers que j’achète à tour de bras mais qui sont toujours en concurrence avec des livres « sérieux ».

Entre divertissement et connaissance, j’ai souvent du mal à choisir. Alors, j’empile, en rêvant à des jours meilleurs, ceux où j’aurai suffisamment de temps pour lire. Et en attendant, j’achète (encore et toujours) beaucoup de livres, car la pile à lire est la promesse sans cesse renouvelée de jours sans ennui.