Le coin du philosophe
Olivier Peterschmitt, philosophe
Notre présent est marqué par une indifférence inquiète face à l’avenir. Pour un peu, il semble que plus personne ne croit à l’avenir. Les grands discours idéologiques sur les lendemains qui chantent sont morts. Pourtant cela n’est pas vécu comme un drame ; plutôt comme de la lucidité. La mort des idéologies signe l’âge de raison des Hommes.
Est-ce vraiment l’âge de raison ? La passion avec laquelle nous dévorons le monde présent en laissant à l’avenir les miettes de notre avidité n’est peut-être pas la marque la plus évidente
d’une humanité devenue lucide. Sans utopie, est-on plus avancé qu’avec elle ?
Et pourtant nous en avons fait du chemin. Les religions ont été l’opium du peuple. Elles s’imaginaient que la fin des temps verrait une Jérusalem nouvelle descendre du ciel. On est là en plein délire mystique et érotique lorsqu’il est dit que cette ville sainte est « prête comme une épouse qui s’est faite belle pour aller à la rencontre de son mari ». On voit ce que ce genre d’espérances mal placées peut produire comme effets politiques lorsque des Hommes se mettent à se battre et à se haïr pour la possession d’une telle Jérusalem promise par les textes dits sacrés.
En un sens on ne peut que saluer comme une maturité le fait que les Hommes soient dégrisés par rapport à des idéologies messianiques. Tant qu’on attend la venue ou le retour d’un sauveur ou un miracle, on est prêt à déchaîner l’apocalypse pour hâter le cours de l’Histoire ou, au contraire, à se croiser les bras pour laisser faire la promesse.
D’autant que l’avenir ne nous doit rien. C’est nous qui sommes en charge de lui. Arrêtons de croire au surnaturel. Les cités ne descendent pas du ciel. Elles sortent d’une intelligence qui conçoit des plans d’urbanisme et agit avec prudence diplomatique. Telle est la condition de l’Homme moderne. Il sait que la catastrophe peut s’abattre sur lui et qu’il y a bien des raisons de désespérer de l’avenir. Et pourtant il est nécessaire aux Hommes de vivre d’une espérance. L’absence d’espérance dessèche le cœur et conduit à ne plus savoir envisager avec confiance et enthousiasme l’avenir du monde qui nous est confié. Ceux qui n’espèrent pas se résignent au désespoir qui est mère de lâcheté et de passivité. Aussi nous faut-il espérer que les Hommes de bonne volonté sauront et savent déjà construire un monde de paix dans la justice et préserver le monde de la vie. La divinité ne nous souffle-t-elle pas que c’est là notre destination la plus haute et la plus difficile et qu’elle espère en nous ?
Le coin du psy
Raymond Heintz, psychiatre
« Quatre jours que je ne suis pas sorti de chez moi, quatre jours ! » Celui qui s’adressait ainsi à moi employait le présent, alors qu’il m’en parlait à postériori : signe qu’il y était encore, entre ses quatre murs ! La dépression nous laisse en proie à une souffrance morale qui distord les catégories de temps. Le présent se fait pesant, s’étirant tel un ciel uniformément gris, le passé est une passoire où l’on cherche à retenir ce qui irrémédiablement fuit, le futur n’est plus que le murmure lointain de ceux du dehors. L’horizon a disparu et le ciel est vide. À travers ce négatif de l’espérance que représente la dépression, nous pouvons saisir ce qui fait l’os, la structure, de l’espérance. Elle consiste à nous projeter, par l’esprit, hors des limites imposées par notre corps de chair et la finitude de notre existence ; au-delà de la recherche et du maintien du pré carré de notre petit confort personnel, pour interroger le sens de notre passage « icibas » et notre place au sein de ce monde que nous partageons avec autrui.
Nul besoin pour cela d’être, comme Jean, le visionnaire d’une Jérusalem nouvelle. C’est, plus prosaïquement, dans les différents carrefours qui jalonnent notre existence, que peut s’ouvrir pour nous, tel un jour nouveau, la dimension de l’espérance.
Nous avançons dans la vie selon deux axes fondamentaux qui doivent se compléter et se fortifier mutuellement, mais dont l’équilibre peut être mis à mal : besoin de stabilité et besoin d’une utopie créatrice. Quitter ses parents, chercher sa voie, trouver son alter ego, devenir père ou mère, laisser partir son enfant, se souvenir de l’enfant en soi, mais aussi accueillir la maladie, les épreuves de la vie, accepter sa finitude : étapes cruciales dans nos existences, où stabilité et utopie, inquiétude et espérance, sont convoquées en notre for intérieur. Leur dialogue peut engendrer une joie nouvelle, une paix intérieure retrouvée.
Mais l’équilibre entre ces deux tendances peut aussi se rompre ou se transformer en un dialogue de sourd : individuellement c’est alors la stase, le retrait dans sa bulle, et socialement le repli identitaire et la frilosité craintive de l’entre-soi. Si le dialogue est fertile, il repousse les murs de notre maison intérieure pour donner hospitalité, droit de cité à l’étranger, accepter de partager son pain, être vigilant et respectueux des ressources que nous consommons. L’espérance ne procède pas d’un optimisme béat, ne se soutient pas de lendemains qui chantent. Elle est cette faculté qui nous donne notre colonne vertébrale de femme ou d’homme et permet de conjuguer passé et avenir en donnant sa portée à notre présent. Sur la trame de ce monde, elle est la navette qui nous fait passer du singulier à l’universel.