A contre-courant de la bienséance, le cadre familial semble reconnu par les services sociaux comme le premier lieu de violence. Entre enfants, entre générations ou entre conjoints, les dégâts constatés dans les familles par les confinements successifs sont considérables, que la promiscuité les induise ou les révèle.

Éclairer les relations

Si le cocon de la famille représente pour beaucoup un lieu de ressourcement et de sûreté protectrice, les relations entre ses membres ne sont pas si simples. Il suffit de méditer les premiers chapitres de la Genèse pour se rendre compte de la difficulté d’établir des liens équilibrés entre membres d’un cercle de proches. Le meurtre d’Abel par Caïn peut illustrer le risque de jalousie entre égaux, la nudité de Noé devant ses enfants rappelle la dignité des anciens ou l’intimité nécessaire, l’histoire d’Ismaël évoque la violence d’être ou non désiré, Isaac interroge la crédibilité de la promesse et l’héritage possible. La nécessité d’éclairer les relations familiales semble avoir été pour les Hébreux un passage obligé, pour que la foi puisse se vivre. Une question tellement centrale que Jésus lui-même déclarera que quiconque ne hait pas son père, sa mère, ses frères et ses sœurs ne peut être son disciple (Luc 14.26).

Repenser les relations

Si le verbe haïr est fort, certainement est-ce une injonction à mettre à distance ces relations de proximité souvent peu maîtrisées, pour vivre pleinement la foi et un engagement adulte dans le monde. Cette parole s’oppose radicalement à l’injonction de fraternité que la société actuelle véhicule, où la fraternité est avant tout vécue comme une solidarité amicale et bienveillante entre habitants de la même Terre. Ce qui est en jeu dans la famille n’est pas ici la constitution d’une communauté de solidarité mais la découverte de l’altérité. Le seul lien qui unisse à jamais des frères ou des sœurs n’est pas leur relation, mais celle qu’ils ont à leurs parents. Le lien premier est celui de la filiation, symbolisé et reconnu dans l’expression « Notre Père ». C’est le père, le parent, qui fait les frères et les sœurs, que la relation fraternelle soit bonne ou exécrable.

Ce frère qui dérange

Le frère veut ainsi dire l’autre par excellence, l’Autre absolu. Celui que je n’ai pas choisi mais qui m’est imposé par le hasard du sang, que je dois apprendre à connaître et avec lequel je dois vivre et composer. Cette invitation à découvrir l’autre se trouve bien sûr en tension avec la vision un peu fantasmée du cocon familial où l’on peut se poser et reprendre des forces avant de repartir vivre sa vie. Pourtant, cette tension doit être assumée pour être bénéfique et ouvrir un lendemain de paix. C’est ce que rappellent le texte de Luc ou des théologiens philosophes comme Lévinas : aller à la rencontre de l’autre c’est le rencontrer là où il est vraiment autre, là où il dérange.

Prendre attention à l’autre

Apprivoiser son frère peut être l’apprentissage d’une vie si cela veut dire découvrir l’Autre. Mais il faut pour cela être deux. Il en résulte de belles rencontres où chacun se reconnaît différent et légitime, ou bien des conflits insurmontables. La fraternité n’est pas forcément sereine et peut engendrer les pires atrocités ; les récits de la Genèse ne sont pas inventés mais calqués sur l’existant humain.

Dans ces conflits insolubles où le « Notre Père » ne peut plus être sereinement dit, la recherche de solution n’est pas la priorité. Seule compte l’attention à l’autre, la vigilance, la présence. Prendre attention à son f ère , comme on dit prendre soin de l’autre. On ne choisit pas sa famille. Mais on choisit de découvrir l’Autre à travers son frère.