Le coin du philosophe
Olivier Peterschmitt, philosophe
On entend souvent dire qu’il faudrait revenir à l’essentiel. Comme si un tel essentiel existait. Pour celui qui a faim et soif, l’essentiel est la boisson et la nourriture. Pour celui qui a perdu son travail, l’essentiel est d’en trouver un. Pour celui qui est quitté par celle qu’il aime, c’est de ne pas la perdre ou de la retrouver. C’est l’urgence qui nous dit ce qu’est l’essentiel, en fonction des biens qui nous échappent. Mais pourquoi se rendre compte qu’une chose est essentielle lorsqu’on est en train de la perdre et pas lorsqu’elle nous est donnée ? Celui qui sait n’avoir jamais cessé d’être en présence de l’essentiel n’a pas à y revenir. Lorsque je mange à ma faim, je peux savoir, avec reconnaissance, combien la nourriture est précieuse ; si je suis en bonne santé et que je sais m’en réjouir, c’est là une manière d’être centré sur l’essentiel ; si j’aime mon ami(e), je peux savoir que là est l’essentiel, en cultivant cette relation. Je ne reviens pas à l’essentiel : simplement je tâche de ne pas m’en éloigner, de prendre soin de ce qui compte pleinement et d’exprimer ma gratitude pour ce qui me comble.
Philon : Le mot essentiel suggère une hiérarchie. Or je doute du fait qu’on puisse considérer que des valeurs sont supérieures à d’autres. Chacun juge de ce qui lui est nécessaire en fonction de ses manques et de sa sensibilité. Par conséquent il ne faut pas se mêler de lui prescrire une conduite de manière paternaliste. Autant le laisser libre d’inventer ce qu’il juge être l’essentiel pour lui.
Socrate : Et pourtant un tel essentiel existe. Il ne peut se confondre avec la santé, la richesse, pouvoir, le prestige. Même si ces biens importent ils sont subordonnés. Ce qui donne valeur à tout le reste est le soin de l’âme, le souci de la vertu. Car c’est de la vertu que viennent tous les autres biens ; celui qui la poursuit saura quoi faire de sa santé, de sa richesse et de son pouvoir.
P : Reste que je ne comprends pas comment le psalmiste peut dire : « Dirigez votre coeur vers le Seigneur, et servez-le lui seul. » Il y a bien d’autres urgences sur notre terre, comme de servir son prochain ou la nature. Cet appel au culte exclusif est de l’idolâtrie qui nuit à l’essentiel.
S : Cela dépend de l’idée qu’on se fait du divin. Si le divin est la source de la justice et de la vie, tu rencontreras, en le servant, son amour du bien et du vivant. Ne te communiquera-t-il pas la force de résister à la tentation du médiocre et du futile ? Ne te protègera-t-il pas de ce qui est tiède et inessentiel en branchant ton existence sur son désir de feu ?
Le coin du psy
Raymond Heintz, psychiatre
Qui ne connaît, parmi les siens, un proche tombé dans le mal de vivre, dans le puits sans lumière de la dépression ? Cette douleur d’exister pousse irrésistiblement à aller se coucher, se réfugier au fond du lit. Yann, la trentaine, homme pourtant intelligent et lucide, attentif à la marche du monde, dort presque tout le temps, depuis des années, au grand désespoir de ses parents, démunis et en souffrance. Le sommeil, l’absence à soi-même, est son dernier asile, face à un monde où il ne trouve pas sa place. Quelques heures d’éveil, qui commencent invariablement par la rumination de scénarios « pour en finir », quelques heures de distraction devant des écrans, et à nouveau le plongeon dans les limbes du grand sommeil. « J’ai perdu le nord, je ne sais plus où je vais, je ne tiens plus sur mes jambes, je suis pris(e) de vertiges… ». Qui n’a pas connu tel vacillement dans sa chair ? Mais celui qui n’accueille pas en son sein le mystère de ce vacillement, celui qui pense en avoir fait le tour en le baptisant d’un nom, aussi savant soit-il, sera réduit, pour tenter de retrouver équilibre et chemin, à user d’un arsenal de béquilles, à confondre exactitude des GPS de la chair avec sa vérité de sujet.
D’une berge à l’autre
L’essentiel ne se trouve sur aucun panneau indicateur, fût-il biblique. Ses avatars pullulent, plus séduisants les uns que les autres. Ils s’offrent à l’oeil, à l’oreille, à la bouche, à la pensée : regardez-moi, écoutez-moi, mangez-moi, croyez-moi ! « Aie confiance, crois-en moi… » susurrait Kaa à Mowgli, ses grands yeux de serpent scintillant comme des étoiles… L’essentiel est invisible pour les yeux, nous dit Saint-Exupéry : il ne peut s’ « objectaliser », sauf à se dénaturer en veau d’or, simulacre d’essentiel. Et Yann ? Il a l’apparence de ceux sur lesquels le regard passe vite, enfants de la nuit qui auraient été jetés sur le bas-côté de la route de la vie. Et si, là où il se tient, dans le nœud de « la-vie-et-la-mort » non séparées, dans le désespoir d’être à jamais privé de lumière, il devenait pour nous un veilleur, un compagnon exilé dans les ténèbres que nous fuyons tous ? À chaque fois que nous croyons à l’existence d’un appel silencieux, d’une main tendue dans la nuit, nous créons une passerelle de paroles d’une berge à l’autre. Quand bien même Yann ne la franchirait pas, il pourra se compter à nouveau au sein de la fraternité des Hommes. Sa souffrance, de devenir témoignage, n’aura pas été vaine : elle nous aura mis en chemin, vers cet essentiel, tout à la fois si loin et si proche, ténu fil de soie qui nous lie les uns aux autres. On ne connaît bien qu’avec le cœur.
Le coin biblique
Marion Eyermann, pasteure dans le secteur de Hatten Nord
Le refus d’adorer des idoles est le combat que l’Homme se livre parfois à lui-même. Tout est fait dans notre société pour que nous succombions facilement à la tentation de donner une valeur surdimensionnée à des personnes ou à des biens matériels qui, tout compte fait, nous font rêver mais ne donnent pas un sens à notre existence. Le monde du show-biz fait fantasmer sur les stars et leur vie de rêve, parfois au point de s’identifier à elles ! L’univers du sport peut parfois conduire certains jusqu’à tout sacrifier pour espérer accéder à la gloire des médaillés sportifs. Et que dire de l’argent ? Si l’argent est un moyen et non un but en soi, son attrait exerce un sacré pouvoir. Avec l’argent, tout devient possible. Il est une valeur sûre et garante de bonheur ! Et si, dans notre quête de sens, souvent on se trompait ? Cet attrait pour ce qui est « grand » et qui nous garantirait gloire et prospérité est étroitement lié à notre avidité d’émancipation et notre désir immodéré
de se réaliser. Éblouis par les trophées et les paillettes, par le confort matériel et la vie facile, nous pouvons, dans notre recherche de bonheur, aller jusqu’à vouer un culte à des idoles qui nous garantiraient une vie accomplie et épanouissante. Et si nous cherchions à combler, à travers notre quête, un vide existentiel ?
Idoles d’hier et d’aujourd’hui
Le pouvoir qu’exercent les idoles sur l’Homme ne date pas d’aujourd’hui. Très tôt les Hébreux ont été confrontés à cette question de l’idolâtrie en fabriquant le veau d’or et en se donnant ainsi un Dieu de caricature. En fabriquant un Dieu de substitution, les Hébreux ont marqué un point de rupture avec Dieu lui-même. Bien que le peuple ait succombé à la tentation de renouer avec d’anciennes croyances en vouant un culte aux idoles, Moïse a supplié Dieu de ne pas laisser pour autant tomber les Hébreux. À l’époque de Samuel, dernier juge du peuple d’Israël, nous
retrouvons une situation quasi similaire mais dans un contexte très différent. Au contact des peuples païens environnants, les Israélites se sont tournés vers d’autres divinités comme Baal et Astarté. C’est dans ce contexte d’idolâtrie que Samuel adresse au peuple un appel à revenir au Seigneur. Ce détachement par rapport aux idoles et dieux étrangers, annonce Samuel, lui garantira la victoire sur les Philistins, ennemis avérés des Israélites. Si les idoles d’aujourd’hui portent d’autres noms que Baal et Astarté, elles peuvent toutefois nous éloigner de Dieu si nous surinvestissons notre énergie pour les aduler ou se les approprier. Si dans notre quête de sens ou si, pour combler un vide existentiel, nous nous laissons impressionner par toutes sortes d’idoles, alors nous aurons peut-être du mal à trouver notre port d’attache auprès de Dieu. « Servir le Seigneur » ne permet-il pas justement de donner une direction à nos propres existences ? Le Carême est un
cheminement qui dure 40 jours. Comment allons-nous vivre ce temps ? En observant un jeûne non pas forcément de pain mais de nos « idoles » pour revenir à l’Essentiel et donner au Seigneur la place d’honneur dans nos vies souvent bien encombrées ? Le bonheur est à portée de main…