Quelques jours à peine, un temps de pause. « On dirait », vieille chanson de l’enfance – on parlait jadis de la semaine des quatre jeudi – que nous serions en vacances. Un pont relie deux espaces qu’une rivière, un fossé, quelque plaine sépare. Au sens figuré, nous enseigne le dictionnaire Larousse, il est un « jour normalement ouvrable, situé entre deux jours fériés ou chômés et lui-même chômé ». Pour tout lecteur amateur, un pont permet la promenade. C’est le temps des écrivains que l’on ne cite plus guère, des rencontres de fortune, comme au bar Bac, autrefois, quand la patronne du bistrot voyait Blondin rentrer.
« François Chandeleur habite une petite maison de bois, préfabriquée, composée d’une chambre, et d’une cuisine, au fond d’un jardin, vers le bas de la rue Conduisant-à-la-gare. A trente mètres de là, dans une maisonnette du même modèle, habite leur plus proche voisin, le père Mauriat. » La suite n’est que charme, désuétude à croquer. Vous connaissez peut-être d’Albert Vidalie les paroles de la chanson « Les loups sont entrés dans Paris », que rendit célèbre Serge Reggiani. Mais ses romans valent beaucoup : « Chandeleur l’artiste » notamment, « Les bijoutiers du clair de lune » aussi.
Le cinéma joue des tours à la littérature. Il suffit qu’à l’écran soit porté quelque succès de libraire pour que tout le monde oublie d’où vient l’idée, d’où viennent les mots, le climat général d’une histoire. Ainsi « Les choses de la vie », de Paul Guimard, a-t-il peu de chance de supplanter dans la mémoire collective le film qu’en a tiré Claude Sautet. Pourtant, lisez ceci : « C’est Bob qui m’avait appris à capturer les animaux à fourrure. La meilleure époque se situait à la saison des premières neiges. Nous chassions côte-à-côte. Bob connaissait mieux que personne les mœurs des petits félins et la façon de les prendre. Je ne retrouverai jamais le goût de ces matinées glorieuses. » Un incipit comme un trait d’époque. Prendre du plaisir à tuer des renards ou des loutres, il y a belle lurette que l’on ne s’en vante plus et c’est tant mieux car il est infâme de tuer ces animaux. Mais attention jeunes gens, ne croyez pas que la postérité vous laissera dormir en paix. Vous aussi serez jugés selon les critères du futur ; alors ne vous offusquez pas d’un tel incipit et poursuivez votre lecture, vous ne le regretterez pas. Vif, précis, sans effet de manche, Paul Guimard possédait la science du récit qui mord et jamais ne vous lâche.
Connaissez-vous Jean Monteaux ? Peu de chance, hélas. Un grand journaliste, qui conçut de très jolis romans, rédigea de merveilleux récits tout entiers tournés vers les arts de la piste. « Que l’on me donne un crique. Dans son emballage d’origine ; cymbales froissées et copaux de lumière. Avec sa majuscule. Avec des aubes de pluie, des jours vétustes et des soirs de gloire. Avec sa grandeur. Avec des rires de lait, des relents ammoniacés et des superlatifs astiqués comme l’hélicon de l’auguste. Avec sa dérision. Et sans oublier la crasse ni la misère. » Amorce d’un livre qu’aujourd’hui, peut-être, vous trouverez le long des quais de la Seine, ou plus sûrement chez le bouquiniste de la planète, riche à milliards, et qui cependant diffuse encore quelques ouvrages négligés.
Voici venu le temps de la transition. Nous étions quelque part et nous partons pour une contrée nouvelle. Comment désigner ces mots qui nous entraînent ? Un pont bien sûr. Alors voici… Par un beau jour de septembre, quelques heures avant le rassemblement du Désert, l’auteur de ces lignes est allé rendre hommage au célèbre viaduc bâti par les romains pour enjamber le Gard. Au soleil de l’été brillait le monument. Paisible. Tranquille comme baptiste. Et ce qui marquait chacun, c’était son humilité. Oui, son humilité. L’édifice nous donnait sa leçon : par-delà toute ambition, rien ne vaut sans la fraternité.
Alors en ces quelques jours de pause, au cours desquels nous pourrons laisser flotter notre énergie, nous penserons d’abord à ceux qui travaillent contre leur gré, ceux qui ne travaillent pas et qui voudraient travailler, ceux qui souffrent le martyr et voudraient s’amuser. Le pont, comme un remède à toute solitude.