Je suis un grand adepte de la marche méditative. J’ai parcouru des milliers de kilomètres en lisant, mâchant et méditant des textes bibliques. En 2013, par exemple, j’ai utilisé un compte épargne temps pour interrompre mon activité professionnelle pendant trois mois et marcher depuis chez moi jusqu’à Saint-Jacques de Compostelle (environ 2000 km) tout en méditant l’évangile de Jean, les épîtres de Jean et l’Apocalypse. De ce fait, je me sens particulièrement bridé de devoir, en ce moment, me limiter à un petit périmètre autour de chez moi.
Mais j’ai soudain repensé à quelque chose que j’avais découvert, en 2013 précisément, en passant à Périgueux. Dans le cloître de la cathédrale, il y a une petite explication qui donne un sens symbolique à chaque côté du cloître, ce qui permet de marcher lentement tout en tournant autour du cloître en méditant côté par côté sur le thème du segment. Cela donne une brève méditation qui s’interrompt lorsque l’on tourne le coin pour passer à autre chose. Mais on y revient au bout de quatre virages et on peut, ainsi, repasser sur la méditation antérieure autant de fois qu’on le souhaite. Dans le cloître de Périgueux, la notice s’est inspirée d’un vieil ouvrage médiéval : Le manuel des divins offices, écrit en 1286 par Guillaume Durand, alors évêque de Mende. L’ouvrage est devenu un classique et il a été traduit du latin au français au milieu du XIXe siècle. Les formulations de ce livre sont marquées par la sévérité du style médiéval, on va le voir. Mais ce qui m’avait marqué, en 2013, est que, modulo une petite reformulation, je pouvais me laisser inspirer par cette proposition. « Dans le cloître, écrit le manuel, il y a quatre murailles, qui sont le mépris de soi-même, le mépris du monde, l’amour du prochain et l’amour de Dieu. Et chaque côté a sa rangée de colonnes » (p. 30 de la traduction). « Mépris de soi » et du monde, ou « rejet de soi » et du monde (comme c’est écrit à Périgueux), sont des termes qui ne me vont pas. Mais être dé-préoccupé de moi et être dé-préoccupé de l’avis ou de l’opinion des autres (de ma considération sociale), sont des sujets de méditation qui, eux, me parlent. C’est ainsi que j’avais déambulé, quelques minutes, dans le cloître de la cathédrale. Et je l’ai refait, à l’occasion, dans d’autres cloîtres que j’ai eu l’occasion de visiter.
Or, un jour, contribuant à une journée de formation, j’ai proposé à l’animateur de la journée de faire, après le repas de midi, ce même exercice en tournant autour du pâté de maisons (cela avait un rapport avec le thème de la journée). Il fallait une dizaine de minutes pour parcourir ce tour. Chacun des participants était invité à méditer en silence sur les quatre thèmes (être dé-préoccupé de soi, être dé-préoccupé de l’opinion des autres, l’amour de Dieu, l’amour du prochain) et à changer de thème au moment où il tournait le coin de la rue. L’idée était de faire le tour trois fois pour une durée totale d’environ une demi-heure. Au bout de la demi-heure, quelques participants ont accepté de partager certaines des méditations qui leur étaient venues. C’était profond et impressionnant quand on songeait à la brièveté de ce moment.
L’écoute de Dieu au coin de la rue
C’est ainsi que j’ai pensé, l’autre jour, qu’il serait parfaitement possible de réaliser cette déambulation en suivant un carré approximatif, dans les rues, à proximité de chez moi. Et je me suis mis en route.
Dès les premières minutes, j’ai été soulagé de toutes les questions sur ce que « je » pouvais faire pendant ces jours. Mon importance s’est, d’un seul coup, trouvée ramenée à sa juste mesure et, par ricochet, l’importance des questions que je me posais. Le 4e côté, sur l’amour du prochain, m’a, ensuite, offert un contraste bienvenu avec les questions sur « moi » et sur « l’opinion des autres ». Il se mêle, dans tout altruisme, des préoccupations intéressées : amour du prochain ou volonté de se faire valoir, de se donner de l’importance ? De tour en tour j’ai démêlé cet écheveau. C’est ainsi que je me suis retrouvé renvoyé à mon utilité par défaut (être utile surtout en ne faisant pas un certain nombre de choses, plutôt qu’en me consacrant à une activité) sans, pour autant, me morfondre dans mon trou. Et c’est ainsi aussi que j’ai mieux discerné ce que pouvait vouloir dire « aimer son prochain » dans ces circonstances où la présence directe est souvent impossible.
Méditer sur l’amour de Dieu (dans les deux sens : l’amour que Dieu nous porte et l’amour que nous sommes appelés à lui porter) peut sembler être un peu abstrait. De fait, sur ce côté du carré, j’ai plus éprouvé une co-présence bienveillante, sans que des mots précis me viennent. Je suis soudain devenu attentif au chant des oiseaux dans les arbres, autour de moi. Et je me suis trouvé rempli d’une confiance, d’un élan, qui ont continué à m’habiter quand j’ai médité, d’une manière nouvelle et libérée sur l’amour du prochain.
Mon stress, il faut le dire, a chuté de manière vertigineuse, dès la fin du premier tour. Et, vu que je surveillais ma montre pour tenir dans l’espace d’une heure, je me suis rendu compte que mon pas a ralenti a chaque tour (j’en ai fait quatre). Il m’a fallu entre 12 et 13 minutes pour boucler ma première circonférence et pratiquement 15 minutes la dernière fois. Je suis revenu chez moi, nettoyé, apaisé et renouvelé.
Je me suis, pendant cette petite heure, retrouvé dans l’ambiance de la marche méditative (et dès les premières minutes, en fait), sur ce petit espace. Tout n’était pas comparable au parcours de vastes espaces. Mais l’expérience m’est quand même apparue comme très familière.
Un souvenir d’Espagne
Et j’ai repensé, du coup, à la visite d’un autre cloître (en 2017 : cette fois-là, je ne faisais « que » mille kilomètres, en marchant de Séville à Saint-Jacques de Compostelle) à Salamanque. Partant de Séville, j’avais vu le mausolée consacré à Christophe Colomb dans la cathédrale de Séville. A Salamanque, donc, dans un couvent dominicain, il y avait, par contraste, une rétrospective sur l’action des dominicains pour lutter contre l’exploitation des indiens dans le nouveau monde. Les couvents de l’époque s’étaient mis en réseau et ils soutenaient des frères envoyés sur place, aux Amériques. C’est par leur intermédiaire, entre autres, que Bartolomé de las Casas fut converti à la cause des indiens.
Dans l’espace limité de leur cloître ils avaient réussi à se sortir suffisamment de la logique dominante pour percevoir que quelque chose n’allait pas. Ils vivaient à la fois dans l’espace d’un réseau transatlantique et dans la pratique d’une méditation individuelle et communautaire qui leur donnait un regard décalé sur la marche du monde.
Le petit pas de côté que permet la déambulation méditative est, de fait, toujours salutaire. En ces jours où nous sommes facilement envahis par la cacophonie des opinions et la soudaineté des événements il est plus que jamais salutaire. Et si, comme moi, vous avez du mal à appuyer sur la touche « pause » en restant chez vous, essayez le tour du pâté de maisons sur le mode de la déambulation dans un cloître et vous verrez ! Au centre des cloîtres il y a presque toujours un puits qui symbolise la source de vie. Là je n’ai pas vu de puits, on s’en doute. Mais j’ai bel et bien été abreuvé par la source de vie.