Il y a des livres qui vous bousculent, qui vous font même sortir d’un certain confort intellectuel et spirituel. Il y a des livres qui vous touchent, qui vous émeuvent, et qui vous font méditer tant sur les autres que sur vous-mêmes. Et parfois, il y a des livres qui font tout cela à la fois… et même seulement avec moins de 100 pages. « À la garde, lettre à mon père pasteur » de Daniel de Roulet chez Labor et Fides fait partie de cette dernière catégorie.

Auteur de chroniques et de romans traduits en de nombreuses langues. Daniel de Roulet, né à Genève, ouvre son cœur, son âme et une partie de sa vie avec « À la garde, lettre à mon père pasteur », son dernier livre. Point de roman cette fois-ci, mais un recueil de lettres très personnelles, adressées entre un 4 et un 19 juillet par l’auteur à son père pasteur, décédé six ans plus tôt. Étonnante démarche à premier vue, surtout à un moment si particulier de son existence. Car il faut préciser tout de suite, les circonstances de ces deux semaines sont vraiment exceptionnelles. Mais en même temps, nous comprenons vite qu’elles sont propices à une réflexion en profondeur, une forme pourrait-on dire d’introspection familiale et de questionnements sur des fondamentaux de l’existence humaine.

Nous sommes en Suisse, et à 97 ans, la mère de l’auteur annonce qu’elle va mettre fin à ses jours, avec l’accompagnement d’une association, Exit Suisse romandeagissant pour le Droit de Mourir dans la Dignité. La date et l’heure sont rapidement fixées en tenant compte des multiples procédures légales qui entourent cette démarche. Devenue aveugle, quasi grabataire, et ne supportant les douleurs que grâce à des patchs de morphine, elle dit « souffrir de la vie et vouloir négocier sa mort ». Si Daniel de Roulet comprend, respecte et accepte son choix, cette décision chamboule malgré tout son être intérieur et c’est ainsi que ces missives exutoires vont s’écrire… vers celui qui est aussi concerné par cette histoire, mais surtout celui qui a imprégné en lui une certaine culture, une vraie conception de la vie et de la mort, et même une spiritualité toute particulière.

Ce père, né à Genève pendant la première guerre mondiale, troisième d’une famille de quatre enfants, de tradition calviniste et plutôt aisée, a exercé sa vocation pastorale d’abord en Haute-Savoie puis dans une paroisse d’horlogers jurassiens. Si dans l’abondante littérature pastorale depuis Gide, qu’évoque Daniel de Roulet dans ses lettres, la figure du pasteur est celle d’un être tourmenté et peu sympathique, ce fils reconnait chez son père le fait d’avoir su justement exercer un ministère très différent de cette image littéraire. Au cœur des lettres racontant la situation familiale du moment, l’avancée vers l’instant fatidique de l’adieu, les démarches préalables, les relations aux frères et sœurs, au fils, à l’entourage immédiat… Daniel de Roulet va plus loin et raconte brièvement mais efficacement l’histoire familiale. On découvre l’un de ces pasteurs d’autrefois, « ce genre de ministère qui n’existe plus »précise l’auteur.

« À la garde, lettre à mon père pasteur »est écrit avec grande délicatesse, dans un style à la fois très accessible et en même temps recherché. Ce choix littéraire de recueil de lettres, ressemblant aussi à une forme de journal intime consigné sur deux semaines, permet à l’auteur de poser un regard sur des sujets variés et fondamentaux. De sa place de fils de pasteur ayant confirmé mais ayant ensuite perdu la foi jusqu’à revendiquer un athéisme prônant ouvertement « ni Dieu ni maître », il s’interroge sur le sens de la vie et surtout de la mort. Paradoxalement dans les circonstances d’écriture qui sont les siennes à ce moment précis, je retiens notamment ces lignes : « Un jour à table, maman a demandé à un grincheux, ami de la famille, de lui donner son agenda. En travers des rendez-vous consignés avec soin, elle a écrit en grandes lettres : Freut euch des Lebens. « Réjouissez-vous de la vie. » Comme elle, quand je me pose des questions sur ma manière d’envisager la mort, ma seule réponse est d’envisager la vie. »

Il se souvient et partage ses questions, ses doutes et ses convictions. Morale et spiritualité, éthique, engagement, couple, éducation, liberté… tant de sujets sur lesquels dire quelques mots empreints de son héritage et de son cheminement personnel. Retour aussi sur la guerre et la place particulière de la Suisse : « Être né en Suisse à l’abri des guerres offre un privilège qu’on peut vivre de diverses façons. Certains d’entre nous se mettent à détester leur pays, d’autres y voient le paradis d’un peuple élu de Dieu. Pour toi, c’était l’endroit où fonder un pacifisme universel. Il fallait commencer par abolir notre armée, s’opposer à l’apartheid soutenu par les Églises. Ton intransigeance t’a valu quelques ennemis. Ta femme disait : Papa est sincère, papa est juste, mais papa est trop raide. Elle était de tradition luthérienne, tu étais calviniste. »

Et puis ce « À la garde »inscrit dans les alliances de ses parents, et figurant sur les deux faire-part de décès. Symbole et résumé d’un livre et de la vie de ce couple qui l’a engendré et qui lui a donné les bases pour ensuite voler de ses propres ailes… Une expression comme un mot de passe, je vous laisse découvrir les détails par vous-même en lisant le livre, ou comme peut-être une déclaration d’amour. Ah oui, j’allais oublier justement… parce que « À la garde, lettre à mon père pasteur »c’est avant tout une grande histoire d’amour !

« À la garde, lettre à mon père pasteur » de Daniel de Roulet Labor et Fides / Collection : Lignes intérieures – 112 pages