Premier long-métrage de fiction du cinéaste grec Vasilis Katsoupis, À l’intérieur offre à l’américain Willem Dafoe, acteur fétiche des réalisateurs Paul Schrader et Abel Ferrara, une toile quasiment vierge pour « peindre » une interprétation éclatante. Enfermé et pratiquement seul à l’écran, il porte sur ses épaules une histoire qui tient davantage d’une parabole autour de l’art contemporain que du classique thriller de survie.

Nemo, cambrioleur chevronné, se retrouve piégé dans un luxueux appartement new-yorkais. Essentiellement décoré d’œuvres d’art, il va devoir faire preuve de créativité et de ténacité pour survivre et tenter de s’échapper…

Des œuvres d’art inestimables

Lors d’un casse qui ne fonctionne pas comme prévu et près avoir déclenché l’alarme, Nemo, un voleur d’art (Willem Dafoe), se retrouve enfermé dans un penthouse de Manhattan très spacieux, rempli de tableaux inestimables, mais qui manque cruellement de nourriture. Si les œuvres contemporaines de Cattelan, Pica, Tabel ou Alexandre et des peintures d’Egon Schiele qui ornent les murs peuvent exciter les papilles émotionnelles, le vide cruel du réfrigérateur ne satisfera guère les besoins basiques physiques du piégé.

Les lieux régis par un terminal intelligent maintenant endommagé deviennent en plus rapidement hostiles. L’eau est coupée aux robinets et le thermostat se balade allègrement au gré des températures les plus froides comme les plus chaudes… En quelque sorte, À l’intérieur raconte alors comment un semblant de paradis peut devenir un véritable enfer.

Créer pour survivre

Avec l’évolution des choses, Katsoupis laisse rapidement transparaitre une critique ambiguë du monde de l’art à laquelle s’adjoint une certaine dimension spirituelle. Il devient clair que pour survivre dans cette cage dorée, il faudra faire preuve d’art, au sens propre comme au sens figuré. Si Nemo n’est pas véritablement un artiste, il ‘crée’ pour survivre. Comme l’explique d’ailleurs le réalisateur, « certaines créations sont purement pratiques et lui permettent de survivre physiquement tandis que d’autres lui permettent de survivre spirituellement car elles sont porteuses d’espoir, parfois même de distraction. » Nemo devient ainsi, par exemple, un artiste de la performance, puisant dans ses compétences culinaires intuitives pour concocter des repas à partir d’une maigre collection d’éléments disparates, et se poussant finalement à manger ces créations répugnantes. Il est surtout un pourvoyeur involontaire de l’art de la déconstruction en démontant des meubles et en les reconstruisant habilement en une sculpture à escalader pour atteindre une lucarne dans l’espoir de s’échapper. Cette hypothétique sortie céleste, apparait comme une espérance, qui use, blesse mais aussi ouvre à un potentiel futur possible.

Une construction émotionnelle allégorique se trame alors dans l’attitude de Némo. Quand le piège se referme et après la peur, surgissent les espoirs tant que les champs du possible sont encore là. Puis vient le désespoir qui s’installe et semble envahir tout l’espace visible et invisible. Pour qu’enfin une espérance naisse doucement dans les larmes et les cris, dans l’approche d’une mort annoncée…

Contraste entre la beauté et la laideur

À l’intérieur est également rigoureux dans ses efforts pour séduire et repousser, souvent en même temps. Il y a notamment une véritable ironie dans la façon dont la nourriture est photographiée dans le film, un décalage entre le glamour austère et froid de la cinématographie et la grossièreté crue de ce qu’il doit consommer, des formes abjectes de nutrition en contradiction avec le décor élégant qui l’entoure. Mais tout cela fait sens et amplifie la dimension parabolique de la proposition de Katsoupis et Dafoe.

À l’intérieur est une œuvre soignée, exigeante et possiblement dérangeante. Elle soulève de véritables questions que le réalisateur défend dans sa note d’intention : « si nos besoins premiers n’étaient pas assouvis, l’art aurait-il autant d’importance ? Que signifie l’art, sorti de son contexte ? Peut-être n’est-ce qu’un symbole, une ombre de la vraie vie à laquelle on choisit de donner de la valeur, sur la base de notre perception sophistiquée ? Sommes-nous capables de sortir du carcan de la perception altérée pour voir une vérité objective ? Dans quelle situation devons-nous nous trouver pour réussir à sortir de ce carcan ? La réponse pourrait-elle résider dans la nature rédemptrice de l’art ? »

En guise de conclusion, je ne m’aventurerai pas à jouer à l’artiste mais il me revient cependant les mots d’un autre qui font écho à mon émotion en laissant le générique s’écouler… car, un jour, Jacques Prévert nous laissait ces mots pour faire le portrait d’un oiseau :

Peindre d’abord une cage
avec une porte ouverte
peindre ensuite
quelque chose de joli
quelque chose de simple
quelque chose de beau
quelque chose d’utile
pour l’oiseau
placer ensuite la toile contre un arbre
dans un jardin
dans un bois
ou dans une forêt
se cacher derrière l’arbre
sans rien dire
sans bouger…
Parfois l’oiseau arrive vite
mais il peut aussi bien mettre de longues années
avant de se décider
Ne pas se décourager
attendre
attendre s’il le faut pendant des années
la vitesse ou la lenteur de l’arrivée de l’oiseau
n’ayant aucun rapport
avec la réussite du tableau
Quand l’oiseau arrive
s’il arrive
observer le plus profond silence
attendre que l’oiseau entre dans la cage
et quand il est entré
fermer doucement la porte avec le pinceau
puis
effacer un à un tous les barreaux
en ayant soin de ne toucher aucune des plumes de l’oiseau
Faire ensuite le portrait de l’arbre
en choisissant la plus belle de ses branches
pour l’oiseau
peindre aussi le vert feuillage et la fraîcheur du vent
la poussière du soleil
et le bruit des bêtes de l’herbe dans la chaleur de l’été
et puis attendre que l’oiseau se décide à chanter
Si l’oiseau ne chante pas
c’est mauvais signe
signe que le tableau est mauvais
mais s’il chante c’est bon signe
signe que vous pouvez signer
Alors vous arrachez tout doucement
une des plumes de l’oiseau
et vous écrivez votre nom dans un coin du tableau.