Écrit et réalisé par July Jung, About Kim Sohee, en salles ce mercredi 5 avril, après avoir eu l’honneur de clôturer la belle Semaine de la Critique 2022 à Cannes. C’est un film sud-coréen d’une étonnante puissance empathique, un uppercut contre toutes les formes d’oppressions sociales. Il montre ce qui se passe lorsque la vie et la joie sont arrachées à une personne par un emploi qui n’existe finalement que pour l’exploiter.
Kim Sohee est une lycéenne au caractère bien trempé. Pour son stage de fin d’étude, elle intègre un centre d’appel de Korea Telecom. En quelques mois, son moral décline sous le poids de conditions de travail dégradantes et d’objectifs de plus en plus difficiles à tenir. Une suite d’événements suspects survenus au sein de l’entreprise éveille l’attention des autorités locales. En charge de l’enquête, l’inspectrice Yoo-jin est profondément ébranlée par ce qu’elle découvre. Seule, elle remet en cause le système.
Quand on évoque aujourd’hui la jeunesse coréenne, c’est souvent pour parler de K-Pop, d’artistes et d’influenceurs, de musique et de chorégraphies, comme s’il s’agissait du « pays magique des rêves » pour la jeunesse. Mais July Jung remet les choses en place et file une bonne gifle à ces présupposés avec son nouveau film About Kim Sohee, une critique magistrale du système professionnel et politique coréen.
Inspiré de faits réels, le scénario se divise en deux parties, chacune ayant deux protagonistes différents. Dans la première (et ce n’est pas un spoiler car le synopsis officiel et la bande-annonce l’évoquent clairement à dessein), Jung nous raconte la chute irréversible de Sohee (Kim Si-Eun) jusqu’à son suicide, et dans la seconde, l’enquête subséquente de l’inspecteur Yoo-jin (Bae Doona) sur l’affaire.
Le récit commence avec une scène fondamentale pour comprendre ce qui va se jouer sous nos yeux. Sohee est seule, écouteurs dans les oreilles. Nous n’entendons pas la musique, mais nous pouvons observer son attitude, l’énergie de ses mouvements, la passion qui la porte. Une jeune fille pleine de vie qui pourtant se prépare à mourir, sans le savoir encore. Pas d’histoire de meurtre ici, mais un suicide où pourtant les coupables sont multiples.
La réalisatrice met en scène cette descente dans la dépression avec une précision millimétrée, ne présentant pas tous les éléments en même temps, mais les introduisant habilement à travers un rythme semi-lent. L’impact de la montée croissante d’anxiété et de claustrophobie de la protagoniste est alors d’autant plus fort pour le spectateur.
En plus de générer de la tension, cette mise en scène subtile vous permet d’éprouver une profonde empathie pour cette jeune femme : vous souffrez avec elle et vous vous réjouissez lorsqu’elle réagit à la manipulation. Jung nous pousse quelque part même à l’encourager à s’éloigner de cet enfer qui l’emprisonne. Car, l’expérience de Sohee dans ce centre d’appel ressemble à un film d’horreur dont la charge psychologique s’alourdit au fil des abus et des incidents toxiques, amplifiés par le suicide d’un patron rongé par la culpabilité d’avoir exploité des innocents.
En plus de devoir subir le traitement des clients, il y a des hommes en costume qui crient sur leurs employées comme s’il s’agissait de déchets, un salaire de misère, des pratiques néfastes visant à empêcher ces stagiaires de démissionner, une cheffe passive-agressive, une méthodologie dépourvue de morale dont le but est de soutirer jusqu’au dernier centime au client, un système cruel de compétition où chaque employée est classée. Elles sont humiliées si elles sont au bas de l’échelle et détestées par leurs collègues si elles sont au sommet, car leur succès est utilisé pour faire plus de mal encore aux autres.
Avec une Bae Doona absolument excellente dans le rôle principal, nous suivons son personnage, la détective Yoo-jin, alors qu’elle explore les nombreuses causes de la tragédie. Elle est notre héroïne et notre espoir de justice, mais la route est évidemment semée d’embûches, car il ne s’agit pas d’un « bug » dans la matrice mais une typologie d’un système en place bien ancré.
En Corée du Sud, le suicide serait la première cause de décès chez les jeunes depuis 2007. Avant la pandémie, le taux de chômage des jeunes était trois fois supérieur à la moyenne et, ces dernières années, les cas de dépression parmi la population âgée d’une vingtaine d’années aurait doublé. C’est tout cela qui imprègne le scénario très empathique de Jung, qui ne perd jamais de vue le facteur humain, essayant toujours de centrer son développement narratif sur le chagrin et la douleur indescriptible de la perte d’un être vivant.
En permettant de connaître une victime, les circonstances qui ont conduit à son suicide et l’apathie des responsables, About Kim Sohee forge une critique brutale d’une société qui ne se préoccupe pas de trouver des réponses à cette situation. Ce film est ainsi empreint d’une forme de rage fort compréhensible et nécessaire. Mais il ne doit surtout pas être vu seulement comme une histoire qui vient d’ailleurs et de loin… mais bien comme une dénonciation de toutes ces formes d’exploitations, particulièrement dans le cadre professionnel. Ces centres d’appels sont aussi une réalité bien de chez nous… et qui peut aussi rejoindre tant d’autres lieux et environnements d’entreprises. Le problème à la base est systémique, mais Jung défend avec force l’idée qu’il faut s’y attaquer avec la même vigueur que celle que l’on attendrait si des individus causaient un préjudice équivalent.
Sohee est brisée au point de ne plus voir aucun espoir, point de non-retour qui conduit si souvent vers la mort. About Kim Sohee parle, de la sorte, au nom de ceux qui n’ont pas de voix, et il le fait avec force et éloquence. Sa narration, à la fois dure et inflexible, est une démonstration en matière d’atmosphère et d’émotion. Il n’est pas facile d’être à la fois si délicat et si percutant, et pourtant Jung y parvient magnifiquement bien.