Quitte à prendre des libertés avec le dogme, le Caravage exprimait déjà à la fin du XVIe siècle la nécessité d’actualiser le message biblique par le réalisme des expressions. Là où l’Inquisition demandait d’imaginer le visage des personnages représentés dans les récits, le peintre faisait scandale en peignant les visages de son temps, par exemple dans la toile La Vocation de saint Matthieu, peinte pour la chapelle Cantarelli de l’église Saint-Louis-des-Français de Rome. Le peintre use ici de ce moyen pour représenter le réel, signifier un code social et transmettre un message religieux. En utilisant la composition, les formes et les couleurs pour elles-mêmes, il construit aussi et éclaire un espace pour le regard.

Filiation du contemporain 

À travers cet art se dévoile une volonté de passer de la représentation visuelle directe à une représentation indirecte. La sobriété, la réalité des formes et le travail des ombres centrent le regard sur l’essentiel. Le même mouvement inspire la musique de Bach ou la sculpture, en même temps que se développe dans les pays du Nord un protestantisme qui sans doute les a influencés. À l’aube des guerres de religion, l’œuvre devient plus symbolique, à l’image de l’école baroque hollandaise du XVIe siècle. Le concile de Trente (1545-1563) soulignera d’ailleurs la différence entre les arts protestant et catholique. Les artistes produisent un type de nature morte appelé Vanitas et des scènes de genre appelant la piété. À l’exception des portraits, le peintre se dégage de la figuration humaine et présente la vie quotidienne pour exprimer les sentiments et la force du symbole. Un papillon sur un vase de fleurs traduira l’éphémère de la vie, un pétale tombé à terre racontera la finitude humaine. Dans un art très contraint, de nouvelles normes s’imposent.

Du symbole au concept

Si le thème d’une œuvre est l’absence, point n’est besoin de personnage. L’art s’éloigne donc peu à peu du discours symbolique de la peinture protestante, où l’accent est mis sur la relation individuelle au quotidien avec Dieu. Le protestantisme a également enseigné un salut à l’initiative de Dieu sans intervention de l’Église, laissant émerger la notion de concept car la forme peut être reconnue par la seule évocation de l’une de ses parties. Quelques siècles plus tard, Picasso juxtaposera des fragments de corps, de visages et d’animaux pour créer une émotion dans son Guernica. Une forme stylisée évoque la réalité et fait appel à l’imaginaire du spectateur.

Un dialogue avec soi-même 

En s’affranchissant de la représentation, l’art donne accès à la limite entre conscient et inconscient. L’expression artistique permet alors d’exprimer des résonances exacerbées et de partager un point de vue sur le monde, les questions éthiques ou existentielles. Mais l’originalité de l’œuvre provoque aussi un choc pour celui qui la regarde. Le simple regard sur un tableau ou une sculpture peut faire remonter à la conscience des questions, des sentiments ou des évocations. L’œuvre aura permis ce dialogue intérieur, pierre de touche de l’inspiration. 

L’art évolue encore et met en scène l’émotion ou le concept pour évoquer ce qui habite l’être humain. On peut illustrer cette recherche avec Pa sc a l Convert, artiste conceptuel (sculpteur et photographe), exposé actuellement à la Galerie RX-Paris. Il met par exemple en relief le choc entre la vie et l’éternité par des allégories d’ani- maux moulés, pétrifiés dans l’éternité d’un verre, lui-même fendu et réparé à la feuille d’or. Le résultat est une œuvre permanente disposée dans le cimetière nantais de la Miséricorde. Le même artiste peut aussi proposer des interprétations plus engagées, avec une cire polychrome (collection du Mudam Luxembourg) réalisée sur le modèle de La Pietà du Kosovo, photo célèbre de Georges Mérillon d’une femme éplorée prise dans la guerre. Là encore, la spiritualité se mêle à l’histoire, aux souffrances de l’humanité.

Religiosité en marge des systèmes

La plupart des artistes se situent dans une recherche de l’émotion et de la spiritualité. Si très peu se situent dans une obédience particulière, la réflexion est souvent en lisière de la religion. Des artistes militants, comme Fabrice Hyber (académicien et Lion d’or 1997 de la biennale de Venise), qui exposent actuellement à la Fondation Cartier abordent ces questions de spiritualité par un message clair et engagé sur la relation à la nature et à l’environnement. Gérard Garouste (lui aussi acadé- micien) exposait récemment au Centre Pompidou 200 tableaux illustrant des textes de Dante, de la Bible, du Zohar ou de la kabbale. Car la Bible rend compte des expériences humaines et les restitue dans un cadre de relation avec Dieu.

La religion donne cependant l’impression de répondre à ces questions par le biais d’une doctrine, de l’engagement social ou de la ritualité, sans répondre réellement aux débats du siècle. Les artistes, eux, prennent des éléments religieux pour les réinterpréter dans le champ social et alimenter les débats.

D’autres lieux sont sacralisés

Les thèmes traités par un artiste étant directement liés à son époque, les arts dits « visuels » y sont directement connectés. La création actuelle évoque principalement trois grandes questions : le « post- colonial », les aspects de création ou d’environnement et, fait plus récent, la notion de genre. Ce travail de l’art contemporain, mené depuis plus de 50 ans, est loin d’être terminé mais accompagne les interrogations de son siècle sans les éluder. Car les questions liées aux dogmes religieux ayant en partie disparu, les questions sous-jacentes de la société réapparaissent avec acuité. La question de l’écologie se pose par exemple déjà dans les années 1960-1970, notamment autour de Joseph Beuys, artiste allemand pour qui l’art est une liturgie et la société une œuvre d’art. Ces thèmes qui abordent le rapport au monde et à l’humain sont au cœur du message biblique, au point que dans une société où la religion n’est plus la seule référence éthique ou spirituelle, les lieux artistiques ont tendance à être sacralisés.

Celui qui parle un peu fort dans un musée se fait vite rabrouer par les autres visiteurs, considérant que le lieu est particulier. Des foules se pressent aux biennales de Venise venant du bout du monde comme pour un pèlerinage. Les gens viennent chercher un message. Ils sont de plus en plus attentifs à ce que les textes explicatifs des œuvres disent dans leur fonction de catéchèse, les commissaires d’expositions apparaissent comme des « sachants ». Les milliardaires eux-mêmes, comme les princes d’antan, se dotent de fondations qui tiennent un rôle de cathédrales de l’art et de la pensée. Tous les éléments sont donc réunis pour répondre aux besoins fondamentaux de l’humain en matière spirituelle lorsque la proposition religieuse classique ne remplit plus ces fonctions. Il importe dès lors que les Églises renforcent le dialogue avec ces lieux nouvellement investis de sacralité et de spiritualité.

Par Henri van Melle, commissaire d’exposition, directeur général du fonds Hyber