Les fresques de Pierro della Francesca à Arrezzo, dont j’ai parlé la fois précédente, témoignent, pour leur part, du lent enkystement du mouvement franciscain. Deux-cents ans après la brève vie de François d’Assise, son souffle de simplicité et de pacifisme a été avalé par l’institutionnalisation de cet ordre, « mendiant » au départ. Ils représente, désormais, un pouvoir comme les autres et, comme tout pouvoir, il tente d’annexer Dieu à ses projets de conquête.
Mais cent ans avant les fresques d’Arrezzo, le souffle franciscain originel ne s’est pas encore totalement évanoui. Certes, si des œuvres d’art sont parvenues jusqu’à nous, c’est qu’elles ont été commandées et payées par des personnes qui avaient des moyens. Mais alors que Pierro della Francesca (au début du XVe siècle) nous dépeignait, en parcourant la légende de la vraie croix, des puissants à distance des simples mortels, on trouve une représentation bien différente de l’incarnation dans l’œuvre de Giotto (datant du début du XIVe).
« La communication affective » entre les personnages des évangiles
Quiconque se penche sur les fresques de Giotto ne peut manquer d’être frappé par l’intensité des regards des différents personnages. D’un point de vue technique la représentation de l’espace est bien moins précise que dans l’œuvre de Pierro della Francesca, qui a tiré parti d’un siècle d’évolutions graphiques. La représentation des monuments et des personnages est moins « réaliste ». Mais leur présence et l’émotion qu’ils dégagent explosent au premier regard.

André Chastel (dans sa monographie sur Giotto) a décrit les regards croisés entre les personnes « comme un jeu de forces qui se répondent », faisant percevoir « une communication affective » entre elles. C’est tout à fait l’impression que l’on a. Le Christ est relation ; et les personnes, aussi bien que les anges, se scrutent les uns les autres, provoquant renvoi sur renvoi.
Dans la scène ci-dessus, alors que Jésus lave les pieds de Pierre, on perçoit parfaitement sa bienveillance, alors qu’il est aux pieds de Pierre. Son regard encourage Pierre à lui faire confiance tandis que le regard de Pierre est perplexe et légèrement sur la défensive.
Dans la trahison de Judas, Jésus fusille ce dernier du regard. Lorsque le Christ meurt en croix les anges pleurent et déchirent leurs vêtements. Lorsque Siméon prend Jésus dans ses bras, au tout début de sa vie, ils se scrutent l’un l’autre tranquillement, comme s’ils se comprenaient.
Je vous laisse regarder des reproductions de ces œuvres, qui sont faciles à trouver sur Internet.
L’entrée en relation ou la mise à distance : le grand enjeu de notre temps
De fait, il y a toujours des échos entre la manière dont les croyants se représentent les scènes religieuses et leur vision du monde social. Plus ils veulent souligner les hiérarchies sociales, plus ils imaginent un Dieu lointain et hautain. A l’inverse, plus les artistes et leurs commanditaires investissent dans la proximité, dans la compassion, dans les rapports directs entre les hommes et les femmes, plus ils vont accentuer l’humanité du Christ dans leurs œuvres.
Nous sommes, de nos jours, loin des hiérarchies sociales du XIVe et du XVe siècle. Mais ces fresques me parlent car elles montrent l’enjeu qui se noue autour de la distance sociale. Dans le monde hyperconnecté qui est le nôtre, nous nous débrouillons pour tenir à distance ceux que nous ne voulons pas fréquenter. Par d’autres moyens qu’autrefois, nous aménageons des barrières et des obstacles pour nous prémunir de ceux qui ne sont pas de notre milieu. Mais le Christ est venu à notre rencontre et il s’est fait homme pour pouvoir nous parler. Et cette incroyable initiative doit nous inspirer, aujourd’hui encore.

Or, les regards croisés des personnages de Giotto célèbrent, précisément, la richesse de la rencontre, de l’ouverture à l’autre, des échanges. C’est cette richesse que nous avons besoin de redécouvrir aujourd’hui.
A lire aussi :
