L’apostrophe d’une œuvre graphique saisissante
Le musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg propose, en ce moment, une rétrospective consacrée à l’artiste allemande Käthe Kollwitz. L’essentiel de ses travaux sont des gravures, des dessins en noir et blanc et des statues, qu’elle a produits pendant la première moitié du XXe siècle. Il est difficile de la classer dans un genre. On a pu la qualifier d’expressionniste et il est vrai que ses œuvres ont une grande force expressive. Mais là s’arrête la proximité.
Käthe Kollwitz peint la misère et la souffrance qu’elle voit à sa porte. Elle était proche de la social-démocratie allemande, mais son approche est plus sensible que politique ou idéologique. Elle a produit, par exemple, une gravure représentant l’enterrement du leader spartakiste Karl Liebknecht, mis à mort alors qu’il tentait de provoquer une révolution dans l’Allemagne vaincue, juste après la guerre de 14-18. Elle écrivit à cette occasion : « En tant qu’artiste, j’ai le droit d’extraire le contenu émotionnel de toute chose, de le laisser agir sur moi et de l’extérioriser. J’ai par conséquent le droit de représenter l’adieu des ouvriers à Liebknecht, sans suivre Liebknecht dans ses idées politiques ».
Les commentateurs ont, évidemment, noté que, sur cette gravure, Karl Liebknecht repose comme un Christ gisant. De fait, les symboles religieux sont souvent présents dans le travail de cette artiste. Il y a une raison à cela : son grand-père maternel (Julius Rupp) et son père (Carl Schmidt) ont été des acteurs majeurs du mouvement des « communautés protestantes libres », sorte de christianisme social à l’allemande où la vie chrétienne se voulait tout à la fois communautaire, dégagée des contraintes ecclésiastiques institutionnelles et sensible aux questions sociales.
Cela explique, notamment, le cycle sur la guerre des paysans que Kathe Kollwitz a réalisé entre 1901 et 1908. Cette guerre, qui a marqué une rupture majeure dans la Réforme, était un événement ancien (1524-1525), mais elle avait fait l’objet d’un ouvrage de référence quelques années auparavant. Le livre de Wilhem Zimmerman, La grande guerre des paysans allemands (1843), était devenu un classique. Des éditions illustrées circulaient dans le mouvement ouvrier allemand. On faisait donc couramment des ponts entre cet épisode et les revendications ouvrières du moment.
Quand on regarde ces gravures, aujourd’hui, on a l’impression d’un trait jaillit d’un seul coup, à partir d’une émotion violente. Mais, au contraire, ce sont des œuvres longuement mûries, travaillées et retravaillées, jusqu’à parvenir à un résultat satisfaisant. Il n’en reste pas moins que ces tableaux montrent le caractère impérieux et irrépressible de ces révoltes.
Ces laboureurs penchés en avant, jusqu’aux limites de leurs forces, illustrent, avec une économie de moyens remarquable, la misère et le désespoir des travailleurs de la terre.
Quant au soulèvement, il est comme une explosion qui témoigne de la colère accumulée par des années de misère et d’humiliations.
Retour sur l’histoire de la guerre des paysans
Avant de me conduire à lire le présent, ces dessins me renvoient aux événements des années 1524 et 1525. Ils furent l’occasion, pour Luther, d’écrire les pages les plus lamentables et les plus horribles de son œuvre. Käthe Kollwitz a évidemment relu le passé à partir des misères du présent. Mais sa sensibilité à la souffrance des autres contraste avec l’insensibilité de Luther. Dans les Propos de table, ce dernier dévoile l’ampleur de son aveuglement : « Les grands souverains et grands princes ont à s’occuper d’affaires et de négociations fort importantes, ils n’en ont que plus de soucis et ne courent que plus de dangers. Les paysans, au contraire, coulent des jours heureux, ils sont en sécurité, n’ont guère de soucis, et peu leur importent les procès ou la marche des affaires. Si les paysans savaient les dangers que courent les princes et les soucis qu’ils ont, ils remercieraient Dieu de n’être que des paysans, et de les avoir placés dans la classe la plus sûre et la plus heureuse. (…) Les paysans voient tout croître autour d’eux, grâce aux bénédictions du ciel, sans grand travail ni soucis particuliers. Ce qu’ils font croître, ils le vendent avec bénéfice, et vivent sans aucun tracas, n’ayant qu’à payer leurs impôts et la dîme, car c’est aux princes qu’appartient la guerre » (pp. 311-312 de l’édition en français).
La question paysanne a, en effet, resurgi, à cette époque. La Réforme initiée par Luther, à partir de 1517, a, en effet, rapidement réveillé les revendications populaires et, dès 1520, des personnalités religieuses ont considéré que la Réforme devait faire droit à ces revendications et ne pas montrer de respect trop marqué à l’égard des princes et de la féodalité. Luther, se sentant déjà en danger, fut vite effrayé par cette évolution. Tout ne se résuma pas, pourtant, à des émeutes soudaines. Dans plusieurs villes, des groupes aspirant à une autonomie communale rejoignirent l’idée d’une réforme détachée de la tutelle des princes et prêtèrent une oreille bienveillante aux revendications des paysans. Une démarche officielle conduisit à rédiger des revendications par écrit : douze articles adressés à la ligue de Souabe.
C’est là que les chemins de Luther et des revendications populaires se séparèrent. Alors que le mouvement prend de l’ampleur il écrit : « mon sentiment est net, mieux vaut la mort de tous les paysans que celle des princes et des magistrats« . Si on lit l’ensemble de son traité Contre les hordes criminelles et pillardes des paysans, on est effrayé par les outrances dans lesquelles il est tombé.
Finalement c’est un massacre. 100.000 paysans sont tués. Luther est critiqué, mais il assume. « L’âne veut avoir des coups, et la plèbe être gouvernée par la force » écrira-t-il après coup !
Et ensuite…
Ensuite Luther se ferme. Il suffit de lire ce qu’il a écrit avant et après 1525 pour en être convaincu. A la fin de l’année 1525, ses écrits qui respirent l’ouverture et la liberté sont derrière lui. Et la rupture entre l’église officielle et les revendications populaires se poursuivra longtemps. Au milieu du XIXe siècle elle était encore vivace, en Allemagne, comme en témoignent l’ouvrage de Zimmerman, la création des communautés protestantes libres qui avaient besoin de s’affranchir de la position officielle de l’église, et les dessins de Käthe Kollwitz.
Et de l’autre côté ? Du côté des survivants de ces mouvements, qu’est-il arrivé ? L’ouvrage récent de Neal Blough (Les révoltés de l’évangile) montre que le projet d’une Réforme communale était bien plus qu’une utopie et qu’il n’a pas été loin de se réaliser. Mais, là aussi, la répression a été sans merci. Hubmaïer, un de ses principaux promoteurs, meurt sur le bûcher en 1528.
Quelles options reste-t-il alors ? En 1527 un groupe se réunit, non loin de Zurich, à Schleitheim, et jette les bases de l’anabaptisme non-violent. L’échec de la révolte armée a marqué les esprits et ceux qui, dès le départ, privilégiaient une vie de paix, à l’exemple du Christ, sont plus écoutés. Ainsi vont émerger des groupes, souvent ancrés dans la paysannerie (entre autres du fait de la répression qui sévit en milieu urbain), qui vont constituer des communautés non-violentes. Mais, par la force des choses, ils choisiront le repli au sein de leur cercle, plutôt que l’enracinement dans la vie communale.
Et aujourd’hui…
L’émergence de sociétés démocratiques a changé la donne et a ouvert de nouvelles possibilités. Mais ces toiles de Käthe Kollwitz soulèvent toujours, pour moi, une alternative fondamentale : ou bien notre vie de foi est capable d’entendre la souffrance et la colère des opprimés, ou bien elle lui tourne le dos. Mais, dans ce deuxième cas, où est l’amour du prochain ? Ces toiles ne proposent pas une voie politique plutôt qu’une autre. Elles mettent simplement en scène ce que tout être humain devrait percevoir.
Ensuite, les questions soulevées dans les différents projets qui ont coexisté au sein de la Réforme radicale demeurent : action locale ? action armée ? action non-violente ? rôle de la communauté des croyants ?
On connaît mon attachement à l’action non-violente, mais, dans cette formule, il ne faut en aucun cas oublier le mot « action ».