Île de Chiloé, au large du Chili, en 1880. Rosa Raín est une jeune fille huilliche dont le monde s’effondre le jour où son père se retrouve assassiné par des colons allemands. Habitée par un désir de vengeance, elle fait la rencontre de Mateo, chef d’une mystérieuse organisation de sorciers. À leurs côtés, Rosa Raín va se découvrir de mystérieux pouvoirs dont elle se servira dans sa quête obstinée de justice…
Dès les premières images, le spectateur est plongé dans l’atmosphère mystique et oppressante de l’île de Chiloé, où la brume et les forêts denses servent de décor à un drame empreint de réalisme magique. Christopher Murray, déjà remarqué pour Le Christ aveugle (2016), signe ici un film à la croisée des genres : entre thriller historique, drame social et conte surnaturel.
Un récit inspiré de faits réels, entre oppression et révolte
L’histoire de Brujería s’ancre dans un événement historique méconnu : le procès de la Recta Provincia en 1880. Cette société secrète indigène, accusée de sorcellerie, fut persécutée par les autorités coloniales chiliennes, dans un contexte où les colons allemands imposaient leur domination sur les communautés autochtones huilliches. En mettant en scène Rosa Raín, une jeune fille confrontée à la violence coloniale et poussée vers la magie comme ultime forme de résistance, Murray livre une relecture engagée de l’histoire. « Mon but était de comprendre. Comprendre comment ce jugement extraordinaire avait été perçu et accueilli par les populations locales, s’il était encore dans les esprits. Plus généralement, je me suis demandé ce que signifiait le terme « sorcellerie » pour les habitants. Je me suis rendu compte que le mot n’avait pas forcément une connotation péjorative. Au contraire, cela souligne davantage une certaine forme de résistance, au sens politique du terme. Et dans mon film, il s’agit d’une résistance contre des colons européens, qui se sont réellement établis au Chili dans la seconde moitié du XIXème siècle. » explique le réalisateur chilien.
Rosa (incarnée avec une intensité tout à fait saisissante par Valentina Véliz Caileo) incarne l’innocence broyée par l’injustice, mais aussi une force insoupçonnée. Le film explore son évolution psychologique : d’abord soumise aux dogmes chrétiens, elle se tourne progressivement vers la sorcellerie, non comme un acte de foi, mais comme une réponse politique. Son initiation par Mateo (Daniel Antivilo) est filmée avec une solennité quasi mystique, soulignant la frontière poreuse entre spiritualité et résistance.
Une esthétique envoûtante et immersive
Visuellement, Brujería fascine par sa photographie naturaliste, signée María Secco. Les paysages de Chiloé, filmés avec une palette de couleurs froides et brumeuses, renforcent l’ambiance lugubre et oppressante. La mise en scène minimaliste, ponctuée de plans longs et contemplatifs, immerge le spectateur dans un univers où le silence pèse autant que les mots. La musique de Leo Heiblum vient accentuer cette atmosphère mystique, mêlant sonorités traditionnelles huilliches et nappes sonores inquiétantes. Ce travail sonore subtil participe à la construction d’un monde où la frontière entre réel et surnaturel semble s’effacer.
Une critique du colonialisme et du patriarcat
Au-delà du fantastique, Brujería est un véritable réquisitoire contre l’oppression. Le film met en lumière les violences exercées par les colons allemands sur les communautés autochtones, mais aussi la domination patriarcale à travers le destin de Rosa. Le personnage féminin, loin des figures stéréotypées de la victime ou de la sorcière maléfique, est une héroïne complexe, tiraillée entre vengeance et quête de justice. Murray évite cependant tout manichéisme : même parmi la Recta Provincia, les jeux de pouvoir sont présents, et Rosa devra naviguer entre les différentes forces en présence pour s’émanciper réellement. Le film interroge ainsi la sorcellerie non pas comme une simple croyance, mais comme un outil de subversion sociale.
Si Brujería impressionne par sa richesse thématique et sa mise en scène maîtrisée, il demande aussi une certaine patience. Son rythme lent et sa narration elliptique, privilégiant l’ambiance aux dialogues explicatifs, peuvent dérouter certains spectateurs. Le film joue plus sur la suggestion que sur l’action, ce qui renforce son impact, mais peut frustrer les amateurs de récits plus dynamiques, habitués aux standards du cinéma fantastique classique.
Présenté en avant-première à Sundance en janvier 2023 et gagnant du Prix Ciné+ au festival Cinélatino 2023, Brujería est un film singulier, envoûtant et engagé. En revisitant le mythe de la sorcière sous un prisme politique, Christopher Murray livre une œuvre visuellement somptueuse, portée par une actrice principale magnétique et une mise en scène immersive. Si son rythme contemplatif pourra en rebuter certains, ceux qui se laisseront happer par son atmosphère en ressortiront certainement bouleversés.