Le réalisateur de 82 ans conserve tout son talent pour réaliser des drames déchirants et très actuels qui exposent les aspects les plus sinistres de la société britannique contemporaine. « Sorry we missed you » est un autre film de Loach sur des gens simples qui essaient de faire de leur mieux pour s’en sortir, mais qui sont vaincus par un système oppressant et souvent dépourvu de la moindre humanité…

Synopsis : Ricky, Abby et leurs deux enfants vivent à Newcastle. Leur famille est soudée et les parents travaillent dur. Alors qu’Abby travaille avec dévouement pour des personnes âgées à domicile, Ricky enchaîne les jobs mal payés ; ils réalisent que jamais ils ne pourront devenir indépendants ni propriétaires de leur maison. C’est maintenant ou jamais ! Une réelle opportunité semble leur être offerte par la révolution numérique : Abby vend alors sa voiture pour que Ricky puisse acheter une camionnette afin de devenir chauffeur-livreur à son compte. Mais les dérives de ce nouveau monde moderne auront des répercussions majeures sur toute la famille…

« Ça ne va pas bien se terminer », ressassait Adam Driver dans The Dead Don’t Die, le Jim Jarmusch qui a ouvert le Festival mardi dernier. Et c’est ce même sentiment qui s’installe dès la première scène de Sorry We Missed You de Ken Loach.

Ricky (Kris Hitchen) est un battant qui malgré les galères n’a jamais été au chômage.  C’est un Mancunien, supporter de United, vivant à Newcastle.  Son épouse Abby (Debbie Honeywood) a un contrat d’aide à domicile pour des personnes âgées ou handicapées. Ricky et Abby ont deux enfants, un garçon quelque peu rebelle de 15 ans (Rhys Stone) qui exprime son angoisse envers la société à travers ses graffitis, et une petite fille de 11 ans (Katie Proctor), intelligente et précoce, mais terriblement traumatisée par ce qui arrive à sa famille. C’est une famille à la base très unie, mais profondément endettés. Pour continuer à travailler, Ricky accepte un job de chauffeur de fourgonnette pour des livraisons de colis. Sombre mais nécessaire plaisir du scénariste, dans la scène d’embauche, de détailler le langage déformé et manipulateur qu’utilise son employeur. Il travaille « avec » eux, pas « pour » eux. Il ne touche pas de salaire, mais perçoit des honoraires. Il est son propre patron – mais il n’a aucun droit et aucun contrôle sur ses heures. Puis d’ajouter que son scanner à main est l’objet le plus précieux de sa vie !… Il permet aux clients de suivre leurs colis mais surtout à ses patrons de garder un œil sur lui…

Ricky est l’un de ces personnages que l’on retrouve dans de nombreux films de Loach : simple, bienveillant, résilient et immédiatement sympathique. 

Sorry We Missed You nous montre à quel point les choses sont précaires pour une telle famille. Il suffit de très peu pour les pousser vers la crise. Abby doit vendre sa voiture pour que Ricky puisse payer la caution de sa camionnette. Cela implique qu’elle devra faire les visite à ses patients en autobus – et qu’elle aura donc moins de temps à passer avec son fils adolescent, qui a des problèmes à l’école. Le mari et la femme finissent par travailler 14 heures par jour, six jours par semaine. À mesure qu’ils deviennent de plus en plus fatigués, ils prennent de mauvaises décisions…  L’harmonie familiale commence à s’effilocher. Son patron, Moloney, qui aime se vanter d’être le « saint patron des salauds », n’a aucune empathie si l’un des conducteurs est confronté à une difficulté quel qu’elle soit.  Tout ce qui compte, c’est d’atteindre les objectifs ! Dans ces sombres conditions, un accident et un peu de malchance suffisent… et la spirale destructrice est amorcée.

Comme dans les grands films néoréalistes italiens, Loach fait passer les problèmes quotidiens de ses personnages pour des drames épiques. Sorry We Missed You capture ainsi brillamment l’aliénation et l’angoisse existentielle que ressentent ses personnages principaux. Ils ne peuvent finalement rien faire pour simplement s’aider eux-mêmes. Plus ils se battent pour changer leur situation, plus cette situation s’aggrave. Le sujet est peut-être sinistre, mais le récit est tout à fait captivant. Vous ne pouvez pas vous empêcher d’être touchés par les efforts héroïques de Ricky pour acheminer les colis à leurs destinataires. S’il traîne ne serait-ce qu’un instant, le « pistolet » émettra un bip pour lui rappeler que l’échéance approche. Sans compter que les clients ne montrent souvent aucune sympathie pour les chauffeurs et n’essaient même pas de penser aux conditions dans lesquelles ils travaillent. Tout ce qu’ils veulent, ce sont leurs paquets !

Et puis, Ken Loach est fabuleusement délicat et perspicace dans sa façon de décrire les relations familiales. Il y a ici des moments fugaces d’humour et de lyrisme, des disputes inévitables mais des moments intenses de tendresse simple et tellement riche à la fois. Le réalisateur britannique se soucie profondément de ses personnages et fait en sorte que le public le suive dans cette démarche. Ce qu’il ne fera pas, cependant (mais avec raison à mon goût), c’est de bâcler le final avec une « happy end » à la sauce hollywoodienne pour soulager les spectateurs. C’est donc le réalisme qui l’emporte… jusqu’à sa conclusion logique, terminant le film d’une manière à la fois ingénieuse et dévastatrice. Mais je n’en dirai pas plus…

Sorry We Missed You est un grand Ken Loach ! Un film maîtrisé, puissant et pétri d’humanité.