Date de publication d’origine : 23 août 2023

Anatomie d’une chute, quatrième long métrage de Justine Triet (La Bataille de Solférino, Victoria, Sibyl), magnifique Palme d’Or du dernier Festival de Cannes, est à la fois un véritable thriller judiciaire et un drame familial intelligent et complexe. La réalisatrice explore les complexités du mariage, en utilisant un événement tragique comme catalyseur de cette étude incisive et méticuleuse et en fait une histoire passionnante sur la perception, la vérité, la manipulation et l’ambition.

Sandra, Samuel et leur fils malvoyant de 11 ans, Daniel, vivent depuis un an loin de tout, à la montagne. Un jour, Samuel est retrouvé mort au pied de leur maison. Une enquête pour mort suspecte est ouverte. Sandra est bientôt inculpée malgré le doute : suicide ou homicide ? Un an plus tard, Daniel assiste au procès de sa mère, véritable dissection du couple.

Cette chute, si elle est bien réelle et introduite sans besoin même de la voir véritablement le récit, est surtout une métaphore pour dire l’effritement d’une famille. Au moyen d’un montage extrêmement adroit, Justine Triet nous conduit sur des chemins imprévisibles qui nous permettent d’observer les faits sous différentes perspectives, remettant audacieusement en question le concept d’une vérité unique et absolue. 

« Dis-moi ce que tu vois »

Un film captivant qui parvient à nous tenir en haleine pendant deux heures et demie, même dans ses longues et passionnantes séquences de tribunal, où les attentes sociales concernant la vie conjugale, le développement professionnel des femmes, l’éducation des personnes handicapées et les troubles émotionnels tels que la dépression sont remises en question à chaque tournant ingénieux et surprenant de l’histoire. Ici, les choses essentielles du récit se jouent même souvent dans le non-dit ou plus précisément dans l’invisible avec précisément une autre métaphore à repérer, celle de cette déficience visuelle d’un enfant, seul témoin véritable. 

Une question de fond traverse alors chaque instant. Elle n’est autre que celle que pose aussi Pilate à Jésus, celle que Nietzsche a défini comme la « boutade la plus subtile de tous les temps » : Qu’est-ce que la vérité ? Lorsqu’il s’agit de déterminer la culpabilité ou l’innocence d’une personne pour un crime, la décision d’un jury se fonde sur des convictions intimes, sur ce que chacun d’entre eux croit. Dans Anatomie d’une chute, le public se voit accorder aussi ce pouvoir.

Le spectateur devient lui aussi parti prenante

Nous devenons les membres virtuels d’un jury, non seulement durant le procès, mais aussi pendant les deux ans et demi d’examen approfondi et réfléchi de ce qui est peut-être un meurtre ou un suicide et qui se révèle être en fin de compte surtout l’anatomie d’une relation, l’anatomie d’un couple en crise.

Dans une formidable performance, l’Allemande Sandra Hüller nous saisit dès les premières minutes avec une interprétation précise qui équilibre et transmet de manière adéquate autant la sécurité que la vulnérabilité. Elle est calme et sereine en surface, raisonnable et affable, mais il n’est pas difficile de voir les craintes et la rage qui grondent sous la surface. Que dire du jeune acteur Milo Machado Graner qui apporte la touche d’empathie nécessaire à l’équation dans le rôle du garçon dont le voile protecteur se déchire avec la chute de son père. Swann Arlaud, Antoine Reinartz, Jehnny Beth, Samuel Theis ou Saadia Bentaïeb complètent la distribution avec de très solides performances.

Un film qui donne clairement à réfléchir sur la nature imparfaite et énigmatique des humains, dont les secrets et les mensonges rendent la recherche de la vérité si ambiguë et souvent inaccessible.

C’est un récit puissant et réfléchi qui se distingue par ses merveilleuses performances, ainsi que par l’intrigue et les prouesses techniques que Justine Triet déploie tout au long de ces quelque 150 minutes captivantes. Par son intelligence et son épaisseur, Anatomie d’une chute offre un regard microscopique non pas sur la chute d’un homme, mais bel et bien sur l’effondrement des relations et ce qu’il en reste finalement…