Avec Au rythme de Véra, premier brillant long-métrage, Udo Fluk ne filme pas vraiment le moment de grâce, mais tout ce qui le rend possible. Non pas la performance, mais ce qui la précède, l’entoure, la soutient.
En 1975, Vera Brandes, une jeune femme ambitieuse de 18 ans, va défier les conventions, s’opposer à ses parents et prendre tous les risques pour réaliser son rêve : organiser un concert de Keith Jarrett à l’Opéra de Cologne. Son audace et sa détermination vont donner naissance à un des enregistrements mythiques du XXe siècle : The Köln Concert.
Le film s’ouvre par une métaphore décisive. Il ne s’agira pas ici de filmer le célèbre concert de Keith Jarrett, enregistré en 1975 et devenu une icône du jazz solo, l’un des plus beaux moments d’improvisation du XXe siècle. Le récit ne portera pas sur ce moment d’extase musicale, mais sur Vera Brandes, celle qui l’a permis, comme si la caméra se fixait sur l’échafaudage sur lequel Michel-Ange a peint le plafond de la chapelle Sixtine. De la même manière, Au rythme de Véra se détourne du spectaculaire pour se concentrer sur ce qui rend possible la transformation et la réalisation de nos rêves.
L’improvisation comme fil de vie
La grande force du film est de ne jamais forcer le trait. Il ne s’agit pas particulièrement de faire de Véra une héroïne malgré elle, mais de montrer comment la vie elle-même s’invente dans les interstices. À l’image du concert de Keith Jarrett, joué sur un petit piano en mauvais état, dans des conditions techniques imparfaites, Véra doit composer avec le contretemps, l’inattendu, les empêchements multiples. Le parallèle entre la structure morale rigide d’un père dentiste et la souplesse de l’improvisation devient alors une ligne directrice. Le film interroge : comment vivons-nous dans un monde structuré d’obligations, de temps contraints, de hiérarchies sociales ? Peut-on y injecter de la liberté ? Improviser, ici, n’est pas fuir le réel, mais lui répondre autrement.
Une musique en sourdine, mais toujours là
Le jazz n’est pas omniprésent dans le film, mais il irrigue la narration et s’introduit par un concert du saxophoniste Ronnie Scott dans bar-glacier autrichien. La bande-son, subtile, accompagne l’évolution intérieure de Véra. Pas de grandes scènes de concert, pas de crescendos dramatiques : la musique surgit par bribes, comme une respiration. À travers elle, c’est une autre manière de se relier au monde qui s’invente. Et parfois derrière le jazz s’immiscent même d’autres genres comme pour dire que l’important est au-delà des cases, des frontières qui emprisonnent et empoisonnent.
Véra ne doute de rien, elle est pétrie d’un culot incroyable malgré (ou grâce à) sa jeunesse. Elle aime la vie, la liberté et bien sûr le jazz ! Elle semble prête à tout mais après les premiers succès inespérés, la réalité se rappelle à elle. Il va falloir plus que de l’insolence… il va falloir aussi se réaccorder à elle-même, il va falloir se battre, faire preuve de résilience et affronter les défis qui se présentent à elle.
Une œuvre qui valorise l’ordinaire
Au rythme de Véra n’est pas un film sur le succès. C’est une ode à la transformation, par frottements, par imprévus. Le cinéma d’Udo Fluk s’inscrit dans une tradition européenne sensible au travail, aux corps au travail, à la manière dont les gestes peuvent receler de sens. On y retrouve l’éthique du soin discret, de l’attention au détail. Véra ne cherche pas à briller, mais elle apprend à exister autrement, à se rendre présente, ouverte, disponible. Le film offre un regard plein de fraicheur et de charme. Et dans ce regard, il y a une forme de tendresse, une manière de reconnaître en chacun la capacité d’improviser sa propre vie, même à partir de peu. Il rappelle que ce que nous appelons parfois grâce ou beauté n’est peut-être que le fruit d’un long travail invisible, fait d’efforts quotidiens, de soudures fragiles, d’inspirations fugitives, élaboré sur un échafaudage parfois instable qu’il a fallu installer et que l’on oubliera vite. Et que dans cette tension entre la structure et le lâcher-prise, se joue peut-être la vérité de toute vie.