Entre swing, cynisme et quête de liberté, un film qui questionne nos illusions et notre responsabilité.

Avec Soundtrack to a Coup d’État, Johan Grimonprez signe un documentaire magistral, mêlant archives et musique, qui dévoile comment le jazz et ses figures emblématiques furent instrumentalisés par les États-Unis au cœur de la guerre froide, tandis que le Congo sombrait dans la violence après l’assassinat de Patrice Lumumba.

En 1960, aux Nations unies, le Sud déclenche un séisme politique. Les musiciens Abbey Lincoln et Max Roach s’incrustent au Conseil de sécurité, tandis que les États-Unis envoient l’ambassadeur du jazz Louis Armstrong au Congo pour détourner l’attention de leur premier coup d’État post-colonial africain.

Le film plonge dans les années 1960, moment charnière où l’Afrique, fraîchement décolonisée, espérait écrire une page neuve de son histoire. Mais cette espérance se fracasse : Patrice Lumumba, Premier ministre congolais, est assassiné en 1961 avec la complicité des puissances occidentales, inquiètes de perdre leur influence stratégique et économique. À partir de ce drame, Johan Grimonprez tisse une fresque vertigineuse. Il explore la manière dont les États-Unis utilisèrent leur « diplomatie culturelle », en particulier le jazz, pour masquer les compromissions politiques. Louis Armstrong, Dizzy Gillespie, Duke Ellington et d’autres furent envoyés comme ambassadeurs de la liberté américaine, alors même que leur propre pays pratiquait la ségrégation raciale et soutenait, à l’étranger, des régimes oppressifs.

Le montage, fait d’images d’archives, de discours politiques, de témoignages et de musiques, crée une polyphonie où l’éclat des cuivres se heurte au grondement des bottes militaires. Le jazz, censé être voix de libération, se trouve pris dans une dissonance : il devient l’instrument d’une propagande qui contredit son essence même.

La beauté et la trahison

Ce qui frappe, c’est la tension permanente entre la beauté des musiques et la noirceur des événements. Mack the Knife ou It Don’t Mean a Thing résonnent dans des contextes où l’on parle d’exécutions, de complots, d’exil. L’effet est bouleversant : on mesure combien la musique peut être arrachée à son terreau pour servir une cause qui n’est pas la sienne.

Grimonprez ne cherche pas à accuser les musiciens, piégés dans un système dont ils étaient eux-mêmes victimes. Louis Armstrong, par exemple, n’a jamais caché sa colère contre la ségrégation ; il fut pourtant envoyé comme visage souriant d’une Amérique prétendument libératrice. La contradiction est insoutenable. La liberté prêchée en notes se heurte au silence imposé à un continent.

Une parabole politique et spirituelle

Ce film fait résonner plusieurs thèmes essentiels. C’est tout d’abord la manipulation des symboles : comme autrefois les idoles bibliques, les puissances politiques ont transformé le jazz en objet de culte au service de leur pouvoir. Mais un symbole détourné finit par se fissurer, révélant l’écart entre la parole et l’action. C’est aussi la voix des opprimés : Soundtrack to a Coup d’État rappelle que l’art est né d’une expérience de douleur et d’espérance. Le blues, le gospel, le jazz ont porté la mémoire de l’esclavage et du combat pour la dignité. Les voir récupérés par la diplomatie coloniale est le rappel sévère qu’il faut sans cesse veiller à ce que la voix des petits ne soit pas confisquée par les puissants. C’est enfin la responsabilité de l’écoute : le film invite à un acte quasi spirituel, celui de discerner. Derrière les apparences brillantes, savoir écouter les dissonances, entendre les cris derrière la musique. C’est là un exercice de foi : chercher la vérité, même quand elle dérange.

Une leçon pour aujourd’hui

Si ce récit appartient à l’histoire, il résonne fortement avec le présent. La tentation d’instrumentaliser la culture reste vive. Concerts, films, événements sportifs sont encore utilisés pour redorer l’image de régimes autoritaires. Grimonprez nous invite à garder une vigilance critique, à ne pas confondre les notes avec la partition, l’art avec le pouvoir qui l’utilise.

Le film pose aussi une question universelle : que vaut l’art s’il se laisse manipuler ? Et comment rester fidèle à ce que l’on chante ou joue, quand la tentation de la compromission est forte ? Ce sont des interrogations spirituelles autant que politiques.

Soundtrack to a Coup d’État est un documentaire qui nous ouvre à une réflexion sur la beauté et sa trahison, sur la liberté et son étouffement. En liant jazz et politique, Grimonprez ne détruit pas la musique, il la réhabilite, il rappelle sa vocation première de résistance et d’espérance. Comme dans un spiritual, où la plainte devient prière, ce film nous invite à ne pas fermer les yeux sur les contradictions, mais à en faire un lieu de vigilance. Car l’art n’est jamais neutre. Il peut être instrument de domination comme outil d’émancipation. Le choix nous revient, encore aujourd’hui, d’écouter les bonnes voix et de leur donner écho.