Cette violence peut prendre des formes diverses et n’émane pas toujours de ceux que l’on imagine… Un film salutaire qui lève le voile sur l’horreur des congrégations du « Bon Pasteur », des maisons de correction religieuses, au-travers des témoignages bouleversants de quelques-unes qui l’ont subi.
Insoumises, rebelles, incomprises ou simplement mal-aimées. Comme tant d’autres femmes, Édith, Michèle, Éveline et Fabienne ont été placées en maison de correction à l’adolescence. Aujourd’hui, portée par une incroyable force de vie, chacune raconte son histoire et révèle le sort bouleversant réservé à ces « mauvaises filles » jusqu’à la fin des années 1970 en France.
La congrégation de Notre-Dame de Charité du Bon Pasteur est fondée à Angers en 1829 par sœur Marie-Euphrasie Pelletier, puis agréée en 1835 par le pape Grégoire XVI. Le Bon Pasteur connaît un succès phénoménal, essaimant partout en France, en Europe et en Amérique. Au milieu du XXe siècle, la communauté recensera près de 350 maisons dispersées à travers le monde. Pendant des décennies, cette institution religieuse se donne pour mission d’accueillir les filles en détresse, celles que l’on qualifie de « filles perdues », de « filles-mères », ou de « mauvaises filles ». Implanté sur tout le territoire français, le Bon Pasteur jouera un rôle majeur aux lendemains de la Seconde Guerre lorsque naît en France la justice des mineurs avec l’ordonnance du 2 février 1945. Désormais, l’éducation surveillée est distincte de l’administration pénitentiaire. C’est une avancée. Mais dans les faits, l’application de l’ordonnance de 1945 montre une différence de traitement entre les filles et les garçons. Tandis que l’État envoie ces derniers dans des internats publics, il place en priorité les filles dans des établissements religieux dans le but de garantir leur bonne conduite. Le corset moral est tel que les filles qui ne répondent pas à la norme prennent le risque d’être enfermées par le juge des enfants ou par leurs familles au Bon Pasteur ou dans d’autres congrégations religieuses comme le Refuge de la Charité.
Sept ans de travail
« Long est le chemin pour raconter ce qui hante une société » témoigne Émérence Dubas, qui mettra sept années à parvenir à réaliser son projet documentaire. Tout a commencé par sa rencontre avec l’historienne Véronique Blanchard qui rédigeait sa thèse de doctorat Mauvaises filles : portraits de la déviance féminine juvénile (1945-1958) soutenue en 2016 et publiée en 2019 sous le titre Vagabondes, voleuses, vicieuses. En prenant connaissance de ses travaux, elle a immédiatement cherché à mettre en lumière ces invisibles de l’Histoire sur grand écran. Le besoin de raconter « une histoire collective taboue. Un secret bien gardé qui avait eu raison de ces adolescentes ». Filmer la parole et interroger la place des femmes dans la société sont aujourd’hui au cœur de ses réflexions.
Exploitation par le travail, semaines enfermées dans une minuscule cellule, rétention du courrier ou des colis quand il y en avait, hygiène précaire, sans compter les nombreux sévices corporels :
« Tu étais en chemise de nuit, tu soulevais toi-même ta chemise de nuit, tu te couchais sur la traverse de ton lit, tu avais une religieuse qui te tenait les mains au-dessus, tu en avais une deuxième qui te mettait des coups de bâton sur les fesses et tu en avais une troisième qui surveillait le dortoir. »
Tel est le genre de souvenirs qui hantent une femme qui a réussi néanmoins à se construire une vie après l’enfer vécu dans l’une de ces maisons de correction et qui parle face caméra. Rythmée par les messes et autres « temps spirituels », jusqu’à la majorité, leur jeunesse a été maltraitée, disons même piétinée. Et puis, à l’instant même ou l’État ne versait évidemment plus d’allocation, ces mauvaises filles étaient jetées à la rue sans argent, sans toit, sans travail, et souvent à la merci des réseaux de prostitution. Devant la caméra, la parole se libère mais avec une incroyable sobriété, marquée sans doute par la discrétion qui s’est imposée durant des années. Car Mauvaises filles est un film de parole qui raconte notre histoire, celle d’une violence systémique. La trace indélébile d’une société qui ne concède rien aux femmes souvent victimes de double ou triple peine.
Des moments émouvants
Il y a parfois pourtant dans ces récits, grâce à l’enquête menée par la réalisatrice, d’émouvants moments comme ce magnifique et bouleversant cadeau. Éveline découvrant à 75 ans, dans son dossier enfin obtenu après des années de combat, que ses parents voulaient la récupérer, qu’ils lui écrivaient qu’ils l’aimaient, lui envoyant des cadeaux dont un manteau qu’elle se souvient avoir vu sur le dos d’une pensionnaire sortante. Les sœurs n’avaient rien dit sans doute pour continuer à toucher les indemnités et profiter de cette main d’œuvre gratuite. Émérence Dubas filme ces femmes marquées par leur expérience commune. C’est l’héritage de la violence dont elles sont dépositaires qui est en jeu. Incitée par sa fille, l’une d’elles, Michèle, a écrit un texte à l’attention de ses petites-filles. Elle produit en quelque sorte une archive pour sa famille. Michèle incarne donc ainsi cette transmission intergénérationnelle, qui est aussi l’un des enjeux du film. Le montage est d’ailleurs conçu comme un puzzle dont les pièces résonnent entre elles jusqu’à la scène finale qui vient sceller la parole des femmes pour les générations futures.
Un film d’une éclatante sensibilité, plein d’empathie et la juste pudeur que ces histoires et leurs traces émotionnelles nécessitent. La caméra d’Emérance Dubas reste toujours à bonne distance permettant d’accueillir une parole chargée d’émotion et les images offertes sont simplement belles telles ces femmes qui restent debout malgré le sordide scénario qui les avait mises à terre.