Quelle dose de réalité peut-on injecter dans un drame sans le rendre ennuyeux, et quelle dose de drame peut-on injecter dans une reconstitution d’événements réels sans la rendre risible ? Le film Reality de Tina Satter, qui sort sur les écrans français mercredi 16 août, répond précisément à ces deux questions en 82 minutes. Le film a été écrit à partir d’une pièce de théâtre de Broadway, Is This a Room, qui tire l’intégralité de son dialogue de la transcription officielle de l’interrogatoire initial de Reality Winner par le Federal Bureau of Investigation (FBI).

Le 3 juin 2017, Reality Winner (Sydney Sweeney, révélée précédemment dans Euphoria et The White Lotus), vingt-cinq ans, est interrogée par deux agents du FBI, Garrick (Josh Hamilton) et Taylor (Marchant Davis), à son domicile. Cette conversation d’apparence banale parfois surréaliste, dont chaque dialogue est tiré de l’authentique transcription de l’interrogatoire, brosse le portrait complexe d’une milléniale américaine, vétérane de l’US Air Force, professeure de yoga, qui aime les animaux, les voyages et partager des photos sur les réseaux sociaux. Pourquoi le FBI s’intéresse-t-il à elle ? Qui est vraiment Reality ? Après les événements montrés dans le film, elle a été condamnée à cinq ans de prison en vertu de la loi sur l’espionnage – la plus longue peine fédérale jamais prononcée pour divulgation non autorisée d’informations gouvernementales à la presse.

Le titre, Reality, peut s’entendre de deux manières. Il fait évidemment d’abord référence à son personnage principal, Reality Winner, dont le curieux prénom a été choisi par son père pour des raisons qu’elle ne semble pas saisir. Mais, indirectement, le terme « réalité » décrit également l’approche dépouillée de la scénariste et réalisatrice Tina Satter.

Reality est une expérience formelle assez fascinante – une sorte de drame historique, en quasi huis clos, dans lequel tous les dialogues sont factuels et toute la licence poétique se situe entre les lignes.

Les réactions des spectateurs pourront varier en fonction de ce qu’ils savent déjà de l’affaire, car certaines informations clés sont expurgées de la transcription. Ce n’est qu’à la fin du film que nous avons droit à un bref rappel des faits, dans un style documentaire, par le biais de textes et d’images d’archives. À ce stade, Reality se montre plus ouvertement favorable à Winner, citant un rapport du Sénat américain suggérant que son action a rendu un service public. Cependant, pendant la majeure partie de la durée du film, il n’y a pas d’éditorialisation, sauf de la part de Winner ou des autorités fédérales elles-mêmes.

Reality est essentiellement un film de procédure, un document informatif sur la manière dont les agents fédéraux tentent d’obtenir des aveux. La réalisatrice saisit admirablement la banalité des événements pendant l’interrogatoire de Reality avec une précision clinique. Mais c’est également un film teinté d’absurde, précisément parce qu’il est si « réel ». Ironiquement, la banalité de la situation est ce qui la rend par intermittence à la fois bizarre et fascinante.

On peut supposer que les agents essaient de créer un lien avec Winner et de la mettre à l’aise, afin de l’inciter à tout raconter. Pourtant, aucun auteur de série télévisée ne serait susceptible de concocter le genre de conversation décousue qu’ils entretiennent avec leur suspecte. De longues séquences de dialogue sont consacrées aux animaux domestiques et aux exercices physiques. Winner parle de la prédilection de son chat pour les glucides, même après avoir avoué avoir volé des secrets de la NSA… D’autres moments frôlent le comique de situation. Si la transcription est riche en non-séquences – tout comme évidemment la réalité du récit – la réalisation et les performances des acteurs la transforment en une tragédie captivante. Il n’est pas nécessaire de connaître le contexte politique pour voir que Winner est une jeune personne motivée qui s’efforce de transformer ses convictions en actions concrètes. Elle se sent frustrée dans sa carrière de crypto-linguiste. Elle ne s’excuse pas de vivre ou de passer ses vacances seule. Elle s’attire les faveurs des agents en utilisant un humour pince-sans-rire, mais elle sourit rarement. Avec talent et nuance, Sweeney nous montre comment même une personne aussi renfermée sur elle-même peut passer en quelques heures d’une déclaration d’innocence impassible à un aveu déstabilisé. La mise en scène de Satter traduit la distorsion du monde intérieur de Winner à mesure que la pression monte. Immédiatement après ses aveux, par exemple, un escargot posé sur le cadre d’une fenêtre devient soudain l’objet de gros plans intenses. Dans ce contexte visuel, son bavardage nerveux prend tout son sens – c’est un point d’ancrage à la normalité. Lorsque Winner reconnaît que son crime était une réponse à des sentiments chroniques de colère et de désespoir, nous la plaignons. Mais il ne s’agit pas d’un moment de bravoure partisane, mais plutôt d’une reconnaissance du fait que la vie est toujours difficile pour les individus qui se sentent coincés dans les rouages des institutions. Comme la plupart d’entre nous, Winner a des motivations à la fois nobles et mesquines : elle veut informer le public et elle est furieuse que son employeur diffuse Fox News toute la journée au bureau. C’est à partir de ces frustrations quotidiennes que se construit l’histoire.

Reality est un mélange étrange de captivant et de banal – un film dans lequel la politesse est utilisée comme une arme et la ruse est déguisée en embarras. Avec lui, la réalité démontre que la vérité est parfois plus étrange que la fiction. Et lorsqu’en plus, elle est filtrée par la vision d’un artiste, elle peut être tout aussi, si ce n’est davantage, convaincante.