À rebours d’un cinéma religieux explicatif ou prosélyte, la réalisatrice explore une spiritualité vécue de l’intérieur, dans l’ombre, le silence et l’attente. Rencontre avec Camille Lugan, quelques jours avant la sortie du film, au Café Bohème, dans le quartier Montparnasse.
JLG : Camille, vous avez d’abord étudié la philosophie avant d’aller à La Fémis (École nationale supérieure des métiers de l’image et du son). Ce double parcours a-t-il façonné votre manière d’écrire et de penser le cinéma ?
CL : Oui, je pense. J’ai d’abord eu un parcours très académique et classique : classe préparatoire littéraire, École normale supérieure, puis la philosophie. Je travaillais alors surtout sur des questions de morale, d’éthique et de philosophie politique, c’était vraiment ce qui m’intéressait.
Mais je n’ai pas tant dévié de trajectoire que cela, parce que le cinéma était aussi quelque chose qui m’habitait depuis longtemps, sans que j’ose en faire un métier, pour diverses raisons. Lorsque j’ai finalement franchi le pas en passant le concours de la Fémis, ce que j’ai commencé à écrire est resté profondément nourri par des questionnements qui m’accompagnaient déjà en philosophie : le vivre-ensemble, le bien et le mal, des interrogations très existentielles. Aujourd’hui encore, la philosophie continue d’irriguer ce que je fais, ce que j’écris.
Selon Joy est votre premier long-métrage. À quel moment ce projet s’est-il imposé à vous comme une nécessité, presque comme une évidence à filmer ?
Tout est vraiment parti du personnage de Joy. Il y a cette question de la grâce qui m’habite depuis longtemps, qui m’obsède presque, pour des raisons à la fois intellectuelles et presque psychanalytiques. C’est une thématique qui m’a toujours hantée, notamment lorsque j’ai commencé à l’explorer plus frontalement en découvrant Pascal.
Je me suis alors rendu compte que beaucoup de personnages de cinéma qui m’avaient profondément marquée étaient, d’une manière ou d’une autre, touchés par la grâce. Je pense en particulier aux héroïnes de Lars von Trier : Emily Watson dans Breaking the Waves, Charlotte Gainsbourg dans Nymphomaniac, mais aussi, évidemment, aux héroïnes de Bresson. Cette figure de l’héroïne debout contre vents et marées, habitée par quelque chose de plus fort qu’elle, par une forme de transcendance, m’attirait profondément. Je sentais une parenté intime avec ce type de personnage.
À partir de là, je n’ai pas eu envie d’inscrire ces questions dans un cadre strictement réaliste. J’ai préféré construire un univers autour d’elles, comme je l’avais fait pour mes courts-métrages. Un monde qui n’est ni complètement réaliste ni vraiment fantastique, mais situé sur une ligne de crête. C’est précisément cet entre-deux qui m’intéresse.
Crédit : The Jokers
Justement, pourquoi avoir choisi de placer cette histoire dans une temporalité nocturne, presque crépusculaire ? Que permet la nuit que le jour ne permet pas ? Et puis Le Havre, mais sans que le spectateur ne le sache vraiment…
La nuit permet un travail sur l’atmosphère absolument fabuleux. Très vite, je me suis représenté le film comme une œuvre en clair-obscur, une histoire d’ombre et de lumière, autant dans le fond que dans la forme.
J’aurais pu imaginer ce récit en plein jour, mais cela aurait nécessité un environnement très ensoleillé, ce qui ne correspondait pas à ce que je cherchais. Je voyais Selon Joy comme un film de solitude, de silence, et la nuit me semblait beaucoup plus à même de traduire cela de façon directe, presque sensorielle. Elle permet aussi de déréaliser plus facilement un environnement urbain. Nous avons alors beaucoup travaillé sur le vide de la ville, en filmant Le Havre comme un squelette urbain, presque un fantôme. Avec le chef opérateur, Victor Zébo, et la cheffe décoratrice, Axelle Rabaté, nous disions souvent que ce monde était le futur du présent… Une extrapolation à peine accentuée de sensations que l’on connaît déjà, notamment dans certaines villes portuaires la nuit.
Cela me fait penser à une interview que j’ai faite cet été de deux philosophes, après la nuit de l’Éthique au festival des arts de la Parole à Lourmarin. Y-a-été développé la pensée que la nuit permettait davantage justement, et notamment sur des questions d’éthique, de prendre le temps et de se positionner autrement.
Absolument. Mon rapport à la foi et à la religion passe énormément par les images. Ma culture religieuse n’était pas une culture de foi au sens strict, mais plutôt une culture transmise, presque accidentelle, à travers un catéchisme que j’ai fréquenté un peu par hasard. Et elle s’est construite principalement par des images. Pour le film, cette dimension est aussi passée par la peinture. Les épisodes qui m’ont marquée sont souvent des scènes bibliques ou religieuses représentées, très souvent nocturnes : Le Songe de Constantin de Piero della Francesca à Arezzo, l’Annonciation que j’imagine comme une scène de nuit…
Dans mon système de pensée, la transcendance advient plus facilement la nuit que le jour.
Alors justement votre film aborde la foi sans véritablement la commenter, ni l’expliquer. Était-ce important pour vous de ne jamais la réduire à un discours ?
Oui, absolument. J’ai grandi dans un foyer très anticlérical, avec un père élevé dans le catholicisme mais qui s’en est détaché assez tôt, et une mère polonaise dont la famille était à la fois en partie protestante — une minorité dans la minorité – et en partie communiste, pour qui la religion relevait de l’opium du peuple. Mon intérêt pour ces questions s’est donc construit de manière autonome, très intérieure. Je me suis reliée à la foi par un fil intime, bien plus que par le discours ou l’appartenance communautaire. Il m’a toujours semblé évident que, si je devais aborder la religion au cinéma, ce serait d’abord à travers un état intérieur.
C’est aussi un défi que j’aime beaucoup : comment rendre sensible quelque chose d’aussi invisible, à travers un visage, une lumière, un corps, sans passer par l’explication verbale. Joy, pour moi, est portée par une force qui touche à la transcendance.
Crédit : The Jokers
Joy vit sa foi comme une force d’élan, presque comme une nécessité vitale. Est-ce ainsi que vous concevez la spiritualité ?
Oui, totalement. Je la conçois comme un flux d’énergie. J’avais envie que, dans ce monde nocturne, immobile et paupérisé, les personnages les plus agissants soient précisément des personnes de foi : Joy et le prêtre. Le prêtre agit différemment, en ouvrant les portes de l’église aux âmes errantes de la ville. Joy, elle, est dans le mouvement, la maraude, la rencontre. Dans les deux cas, le lien et l’action passent par la foi et la spiritualité.
La rencontre avec Andriy est filmée comme un choc quasiment « mystique »… qui va de l’église à la rue… de la protection à la violence. Aviez-vous envie d’explorer ainsi la frontière fragile entre foi, désir, trouble, appel, signe ?
Ce qui m’intéressait, c’était de dépasser assez rapidement l’opposition un peu évidente entre foi et désir. Cette barrière est franchie très vite dans le film, notamment avec l’aide du prêtre qui lui dit : « Agis selon ton cœur. » Il libère Joy de cette contradiction.
À partir de là, je voulais explorer une foi jusque-là très solitaire, presque refermée sur elle-même, qui trouve soudain un écho mystique dans une autre chair. Tout le travail autour du corps christique d’Andriy est né de cette volonté, réduire au maximum les contradictions, dans le regard de Joy, entre Jésus et l’amour — l’amour charnel, je précise.
Votre mise en scène est très sensorielle : silences, obscurité, corps, regards. Comment avez-vous travaillé cette atmosphère ?
Je suis scénariste par ailleurs et j’écris beaucoup de dialogues pour les autres. Lorsque je réalise, j’ai sans doute besoin de retrancher, de couper encore et encore. Je relis le scénario en me demandant ce qui peut disparaître. Pour ce film, cela avait particulièrement du sens. Je me nourris alors d’inspirations très variées : picturales, musicales, parfois cinématographiques. Pour Selon Joy, j’ai revu notamment des films d’Abel Ferrara et de Pasolini. Ils ont été, d’une certaine manière, les deux saints patrons du projet.
Personnellement j’ai perçu des influences d’un cinéma de l’est… polonais en particulier justement.
Oui, ce cinéma est très important pour moi. Lorsque je suis arrivée au Havre pour la première fois, j’ai immédiatement pensé à Varsovie. Il y avait quelque chose de profondément français et, en même temps, pas tout à fait français. Dans mes courts-métrages précédents, j’ai toujours cherché à tirer la réalité vers un monde en soi : les Pyrénées comme un western, Dubaï, un Paris nocturne et déréalisé.
Dans Selon Joy, le travail sonore a été déterminant. Alexandre Hecker, le monteur son, a réalisé un travail de design sonore absolument colossal, tout comme Rémi Boubal pour la musique.
Quand je parle de ces cinémas, je pense à cette manière de donner du temps aux mouvements, aux choses, sans justement chercher à le combler par du dialogue, ou à aller forcément rapidement.
Je suis un peu en effet une résistante de la lenteur. Je vois dans mon travail de scénariste à quel point les narrations d’aujourd’hui sont rapides et au bout de cinq minutes, s’il n’y a pas un enjeu fort, une pince dramatique forte, on considère que c’est un mauvais film. Les films qui m’ont le plus marquée dès l’adolescence, ce sont des films dont je ne me souviens pas forcément de l’histoire, mais ce sont des images qui m’ont marquée, que ce soit Solaris ou Nostalghia de Tarkovsky. Ce sont des films qui m’accompagnent par des impressions. Moi, ce que j’aime au cinéma, c’est me souvenir de ça, c’est la raison pour laquelle je suis allée au cinéma. Je suis arrivée à la création cinématographique pour essayer de créer des impressions qui restent avec les spectateurs. Si le film réussit ça, c’est déjà gagné.
Est-ce que l’on peut parler d’un cinéma spirituel ?
Pour moi, le cinéma spirituel est un cinéma profondément habité par une foi en l’humanité. Je le qualifierais de cinéma vertical, capable de relier l’individu, le transcendant et le pulsionnel. Alors que le cinéma religieux, pour moi, est un cinéma peut être d’icône, ou un cinéma de prosélytisme, mais c’est encore autre chose. Je crois que des cinéastes athées peuvent très bien être faire du cinéma spirituel, du cinéma vertical. L’exemple de Lars von Trier, dont je parlais tout à l’heure, qui, je pense, est très athée, mais dont pour moi, tout le cinéma est vraiment habité par une forme de spiritualité, dans la richesse intérieure des individus.
Je le distingue moins du cinéma religieux que du cinéma moral, celui qui assène un message. C’est-à-dire d’un cinéma un peu donneur de leçon. Typiquement pour moi, le cinéma de Ruben Oslund est un cinéma moral, presque moraliste. C’est-à-dire un cinéma qui, pour le coup, n’est pas tant une invitation à méditer autour d’une image qu’à clore l’image autour d’un message. Pour moi, c’est un cinéma qui enferme beaucoup son spectateur, ses personnages. J’ai eu, notamment lors d’avant-premières de Selon Joy, des questions sur la fin du film, sur la dernière image. Et moi, j’aime bien que cette image soit ouverte.
On y reviendra. Le film interroge la foi comme une expérience intime, parfois dérangeante. Quel est votre propre rapport à la spiritualité ?
Je suis, je crois, une hâtée spirituelle. Mon éducation a sans doute empêché, en partie, un rapport spontané à la foi. En revanche, la question de la transcendance est très importante pour moi, et elle ne relève pas uniquement d’un point de vue philosophique. C’est aussi une manière d’être au monde, une forme d’expérience. Ce n’est pas une foi ancrée dans un dogme. Je ne peux pas revendiquer une identité qui me rattache à une religion définie. Il y a cette zone de trouble, et c’est précisément ce qui m’intéresse à explorer au cinéma.
Avez-vous craint que le film soit mal compris, catalogué ou interprété de manière trop univoque sur le plan religieux ?
Oui, j’y ai pensé… et j’y pense particulièrement dans le cadre de la réception française. Le film a été montré pour la première fois en Italie, à Venise, en 2024, et là-bas, cette question ne se pose pas du tout. Le lien entre art, religion et foi n’y est pas problématique.En France, pays de Descartes, c’est différent : on a souvent le sentiment qu’il faut choisir son camp. Le cinéma a cette particularité de provoquer l’idée que ce qui est montré correspond exactement à la pensée du réalisateur, comme une vérité assénée. Montrer un personnage qui croit peut alors être perçu comme une tentative d’embrigadement ou de conversion.
C’est une question qui me travaille, même si, pour moi, la foi peut toucher tout le monde – y compris des non-croyants, voire des anticléricaux. Heureusement.
Le film sort à Noël, période saturée d’images rassurantes. Était-ce important pour vous de proposer un contrepoint plus sombre, plus incarné, presque dérangeant ?
C’est en partie un hasard de calendrier, mais un hasard heureux. J’ai le sentiment que le film n’est pas entièrement tourné vers le sombre ou la nuit : il invite aussi à entrevoir un chemin de lumière. Nous traversons une époque extrêmement sombre, et prendre un peu de distance — spirituelle ou philosophique — permet peut-être de regarder un peu plus loin. À l’inverse, édulcorer le réel et affirmer que tout va bien, c’est se voiler la face.
La parabole cinématographique permet justement de faire un pas de côté par la fiction, tout en traversant à nouveau des sentiments profonds, des lames de fond assez sombres de notre époque.
Selon Joy, ce « selon », qu’indique-t-il ? Une forme de nouvel évangile ? Un point de vue, une opinion… ou autre chose encore ?
C’est totalement l’Évangile. C’est totalement un apocryphe. C’était l’idée. C’est ainsi que je l’ai perçu.
Il y a dans la fin proposée, sans dévoiler l’histoire évidemment, une forme d’apaisement malgré tout… Je ne sais pas si on peut parler d’espérance. Dans ma critique, je parle d’une forme de grâce. Quel est le point de vue de la réalisatrice ?
Pour moi aussi, c’est une image finale d’apaisement. Elle est volontairement ambiguë : à la fois lumineuse, et habitée par une forme de douleur. Le film crée une sorte de boucle, puisque l’une des premières images est le sermon du père Léonard, qui évoque l’espoir et le phare dans la nuit. On est constamment dans cette dualité entre ombre et lumière.
Le film se conclut de jour, sur la lumière malgré la fragilité, malgré les larmes. Je rejoins complètement cette lecture-là.
Est-ce que vous pouvez dire quelques mots sur vos deux acteurs principaux, qui jouent Joy et Andriy ?
Sonia Bonny, je l’avais rencontrée lors de mon précédent court-métrage Pas le Temps. C’est une comédienne dont j’ai immédiatement aimé la physicalité, la capacité à jouer quelque chose de très incarné tout en restant très intérieur. J’ai écrit le film en pensant à elle, en lui proposant le rôle, en espérant qu’elle accepte. Elle s’en est emparée à un endroit très intime, dont une part m’échappe. Et je trouve cela merveilleux, lorsque les acteurs prennent le relais là où le réalisateur ne va plus.
Pour Andriy, le casting a été plus complexe. L’acteur s’appelle Volodymyr Zhdanov, il est ukrainien. Je l’ai rencontré environ six mois après son arrivée en France. Il a étudié l’art dramatique à Kharkiv, était en Ukraine au début de l’invasion russe, puis a été accueilli à Paris par le CNSAD (Conservatoire national supérieur d’art dramatique) comme élève étranger. Nous nous sommes rencontrés lors d’un premier casting, puis d’un second, et dès que je l’ai mis en présence de Sonia, il y a eu une évidence. Un contraste très fort, notamment physique : ils ne se ressemblent pas du tout – sa peau mate, la sienne presque diaphane. Et pourtant, une délicatesse immédiate s’est imposée, qui m’a profondément touchée.
Crédit : The Jokers
Si vous deviez résumer Selon Joy en une phrase – non pas pour le vendre, mais pour en dire le cœur – quelle serait-elle ?
Pour moi, c’est avant tout une fable. Une fable sur l’amour dans toutes ses formes. Une fable où l’amour est une lueur.
Et aujourd’hui, que reste-t-il de Joy en vous ?
C’est mon premier long-métrage, et les premiers films sont toujours très personnels. Il m’en reste une intensité particulière. C’était un film à tout petit budget, où chaque image était nécessaire. Nous étions guidés par une intuition dense et pure.
C’est cette exigence-là qui me reste, et qui continue de me servir de boussole.
Et après ?
Je travaille déjà sur un second long métrage qui, cette fois, sera beaucoup plus solaire à tous points de vue. Il se déroulera majoritairement de jour, dans une énergie presque opposée à Selon Joy.
Parallèlement, je continue mon travail de scénariste pour d’autres projets. Je viens d’achever l’écriture d’un film réalisé par Daniel Auteuil – dans lequel il joue un prêtre (rires) – centré sur l’histoire vraie d’un sauvetage d’enfants dans un camp à Vénissieux en 1942. Dans ce film, Auteuil incarne l’abbé Glasberg, un Ukrainien qui, au travers de son organisation L’Amitié Chrétienne, a sauvé de nombreux enfants – et pas seulement – pendant la Seconde Guerre mondiale.
Et oui, on retrouve là encore une thématique marquée par la foi !
Crédit : The Jokers
Quelques photos du tournage :
Crédit : Gaël Eléon
