Il y a des films qui s’insinuent en vous comme un regard persistant, un regard que vous n’avez pas vu venir. Stranger Eyes, du réalisateur singapourien Yeo Siew Hua, appartient à cette lignée de récits silencieux et tranchants, qui sondent nos fractures intimes sous la surface glacée d’un thriller. À voir en salles à partir de ce mercredi 25 juin.
Un jeune couple à la recherche de leur petite fille disparue découvre des enregistrements vidéo de leurs moments les plus intimes pris par un mystérieux voyeur, les conduisant à enquêter pour révéler la vérité derrière ces images – et sur eux-mêmes.
Nous sommes à Singapour, ville-décor, ville-sentinelle. Une ville dont l’urbanisme quadrille les vies, où chaque immeuble est à portée de regard d’un autre, où l’œil mécanique semble avoir remplacé la mémoire. Une fillette disparaît. Puis, un DVD. Une image fixe. Un angle de caméra familier mais impossible : qui a filmé ce salon, ce moment ? Et pourquoi ? Ainsi commence Stranger Eyes, et déjà, le titre résonne comme une menace douce. Ce sont des yeux étrangers, mais ils ne sont pas si loin. Ils sont là, derrière l’écran, dans le reflet d’un miroir, dans le soupçon qui s’installe entre deux époux.
Quand l’intime devient territoire contesté
Le couple justement, Junyang et Peiying, n’est pas tant confronté à la perte qu’à l’effritement. Car ce que le film capte, patiemment, méthodiquement, ce n’est pas l’événement, mais ce qui se fissure autour. Le silence. La méfiance. L’éloignement des corps. La mémoire, déjà trouble, devient suspecte. L’œil omniscient devient juge. Mais Yeo Siew Hua ne se contente pas de filmer une histoire : il met en scène le regard lui-même, dans une mise en abîme assez remarquable. Qui regarde ? À quel moment l’acte de voir devient-il un acte de contrôle, voire de possession ? Dans cette société où tout est visible, filmé, conservé, le visible devient suspect, et le film interroge cette nouvelle condition humaine : celle d’êtres sans intériorité, dont l’intimité est perforée par des yeux qui ne dorment jamais. Le film touche ici une corde sensible pour toute pensée chrétienne : celle de l’intériorité. Car si l’homme est regardé par Dieu, un regard aimant, qui révèle sans humilier, ce que montre le film, c’est à l’inverse un regard de contrôle, de soupçon, qui ne connaît ni pardon ni grâce.
Un film pour ceux qui aiment le silence plus que l’évidence
Il y a bien évidemment du Haneke dans cette mécanique froide et obsédante. Comment ne pas penser à Caché, évidemment ? Mais aussi et encore à Hitchcock (Fenêtre sur cour), à Antonioni (Blow-Up), ou au cinéma de Tsai Ming-liang, d’autant que le film convoque, comme un clin d’œil cinéphile, Lee Kang-sheng, silhouette mélancolique venue du cinéma taïwanais, ici dans un rôle de voyeur à la fois glaçant et pathétique. Et pourtant, Stranger Eyes n’est pas un film théorique. Il est profondément incarné. La douleur du couple, leurs secrets, leurs non-dits, leurs failles, tout cela est filmé avec une acuité troublante. Les visages sont pâles, les regards fuyants. Le temps s’étire, la ville respire à peine. C’est un thriller sans cris, mais où chaque silence pèse plus lourd qu’une détonation. Le film ne cherche pas à résoudre une enquête. Il ne promet pas de grand rebondissement. Il propose plutôt une méditation sur la vulnérabilité humaine à l’ère numérique. Une méditation visuelle, austère, mais puissante, sur ce que signifie être vu sans être connu, exposé sans être compris.
Le spectateur devient acteur
Il y a une scène, presque anodine, où la caméra s’attarde sur le visage de Peiying. Elle ne dit rien, mais elle sait. Elle sait qu’elle est regardée. Et nous, nous sommes là, complices involontaires, regardant quelqu’un qui sait qu’elle est regardée. Ce vertige, Yeo Siew Hua le maîtrise jusqu’au bout. À la fin, il ne reste plus de résolution classique. La disparition reste une béance. Le véritable sujet du film n’était pas là. Stranger Eyes parle de nous, spectateurs modernes, assis derrière des écrans, à chercher du sens dans ce qui est montré, sans jamais vraiment nous interroger sur ce que cela dit de nous.
Dans une société saturée de caméras, où l’homme est souvent réduit à une donnée visuelle ou à un flux, Stranger Eyes rappelle la fragilité d’une humanité exposée sans protection. Ce regard sans visage qui scrute de loin rappelle celui du soupçon, du jugement permanent ; une tentation que connaît bien toute société où la transparence devient une idole. Stranger Eyes nous rappelle également que regarder, c’est choisir, mais que l’on peut aussi être choisi à son insu. Et que ce choix-là n’a rien d’innocent. Un film qui ne se regarde pas seulement, mais qui vous regarde en retour.