Le rire est le propre de l’homme, s’amusait Rabelais dans son Gargantua (1534). Il l’est même tellement que nul n’estime manquer de cette faculté et ne se donne de peine pour la cultiver véritablement ! Le rire est cependant foncièrement culturel, et c’est peut-être le coeur de chaque culture que de rassembler les humains par des manières communes de rire : ici et là on ne rit pas des mêmes choses, et c’est une vieille question que la recherche d’un humour qui nous ramènerait à une sorte de naturel universel (c’est la question de l’article Molière du Dictionnaire de Pierre Bayle, 1697).
Disons tout de suite ce qui ne nous fait pas du tout rire avec les autres : c’est l’humour potache qui règne dans de nombreuses émissions, cet humour puéril et plat, le rire qui tourne tout en dérision — exactement ce contre quoi proteste Luc 6.25, et tant de passages bibliques sur la raillerie, la risée, le sarcasme. Lorsque l’ironiste adopte un point de vue en surplomb, pointant l’idiotie des autres, il interrompt toute possibilité de conversation. C’est ce conformisme de l’ironie qui fait que dans la culture française aujourd’hui, il y a tant de sujets refoulés dans les marges, interdits d’espace public : tout cela mérite notre protestation, je veux dire notre plus anti-conformiste éclat de rire.
Il me semble que c’est cet éclat de rire que j’entends dans les Pointes acérées que Kierkegaard, à la fin de sa vie, publie dans L’instant (1855) : Dans la somptueuse cathédrale, voici paraître le Très Révérend et Très Vénérable prédicateur de la cour ; il paraît devant un cercle choisi d’une élite choisie et il prêche avec émotion sur ce texte qu’il a lui-même choisi : « Dieu a choisi ce qui est humble et méprisé dans le monde » — et personne ne rit ! Et encore : Un conseil inutile : sois plat et tu verras toutes les difficultés s’aplanir. Ou bien : Comment la médiocrité interprète la Bible. Elle interprète sans cesse les paroles de Christ, tant et si bien qu’elle en tire ce qui la caractérise, la banalité (…). Il échappe complètement à la médiocrité qu’ainsi surgit une difficulté nouvelle : comment expliquer que le Christ ait pu être crucifié ; car en ce monde de la banalité, on n’a pas coutume de punir de mort la pratique de banales remarques.
Il rit Celui qui est dans les cieux
Si l’on entend l’humour de Kierkegaard, il y a des modes d’évangélisation qui prennent Dieu pour le dernier cri du portable : l’image d’un jeune cadre cravaté, le téléphone à l’oreille, avec la mention branché en direct avec Dieu est un contre-témoignage à la limite du blasphème. Oui, cela mérite le rire, comme un grand coup de balai. On peut même dire que c’est cela que Jésus fit, partout, face à des Cérémonies, des Rites et des Lois qui se prenaient au sérieux : éclater de rire ! Dans son livre Mimesis, le grand critique littéraire Erich Auerbach montre comment bien des pages des Évangiles (l’entrée à Jérusalem sur un âne, le reniement de Pierre) mêlent le comique et le tragique d’une manière inédite, qui les bouleverse. On retrouve chez Shakespeare ce perpétuel grain de comique qui fait lever la tragédie, et de tragique qui fait lever le comique — quel est ce levain dans la littérature ?
Cette sagesse tragi-comique se radicalise au moment de la Réforme. Dans son Traité des reliques (1543), Calvin écrivait, dans le style de la gauloiserie : Ainsi quelque os d’âne ou de chien que le premier moqueur avait voulu mettre en avant pour os de martyr, on n’a point fait difficulté de le recevoir bien dévotement, et si l’on rassemblait tous les ossements on connaîtrait que chaque apôtre avait plus de quatre corps. Mais ce que nos contemporains auraient du mal à comprendre, c’est que cette ironie avait un sens théologique : on peut tout désacraliser, justement parce que Dieu seul est Dieu.
Au début de la Renaissance et de la Réforme on a beaucoup ri. Mais, peu à peu, le rire s’est étranglé. C’est qu’à côté d’eux il y en avait beaucoup qui ne trouvaient pas ça drôle du tout, et qui ont commencé à brûler, comme ayant pactisé avec le Diable, tous ceux qui riaient ! Au moment de la Révocation de l’Édit de Nantes, on a cette remarque de Bayle : quand les dragons font des conversions forcées au nom du monopole de la vérité, et pour le bien des âmes ainsi converties, les protestants français meurent de rire — ils meurent car ils ne pourront plus jamais dire la même chose ! Il leur faudra bien un jour trouver une autre voie.
De la vanité et du ridicule
Le rire de cet âge classique est celui de la rétorsion, annoncé par Jésus avec le mot d’esprit si pointu qui répond à la paille de l’oeil du voisin par la poutre qui est dans notre oeil ! À cet égard, le rire est au coeur de la règle d’or et de l’éducation morale et spirituelle, en apprenant peu à peu à distinguer ce qui nous fait rire et ce qui ne nous fait pas rire : c’est par l’émotion des larmes mais aussi par celle du rire que nous élargissons notre intelligence à la dense diversité des points de vue et des existences.
Il arrive que ce qui passe pour grand et haut se retrouve en fait petit et bas — c’est la base du comique. Mais le rire véritable amorce le mouvement inverse, pendant que l’on reprend sa respiration en silence : ce qui semble apparemment bas et petit est peut-être haut et grand ? L’humour qui dégonfle l’opinion comme vanité, et qui parfois rend justice par le ridicule, est ce qui permet de faire place à cela, qui parfois est vraiment important. Précisons enfin que le comique ne tient pas d’abord à la faculté de faire rire, de produire et d’émettre du comique, mais à la faculté plus élémentaire de rire, de percevoir et recevoir ce qu’il y a de comique dans le monde. Or, cette réceptivité, qui fait le rire communicatif, ne le rend justement pas irrésistible. La lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas reçue : si le propre de l’homme, et peut-être de Dieu, est de ne pas trouver bon d’être seul, cela signifie que l’autre peut ne pas goûter le libre-rire que je lui propose ! Si l’Évangile est une nouvelle joyeuse, la difficulté du témoignage tient justement à une communicabilité délicate, telle que le rire que nous cherchons doit rester résistible.