Goya 2019 de la meilleure adaptation en Espagne, et tout fraîchement couronné des Prix du Jury œcuménique et du public au 33e Festival International de Films de Fribourg mais aussi du Grand prix du Jury, ce film est inspiré de l’ouvrage « Memorias del calabozo » de Mauricio Rosencof et Eleuterio Fernández Huidobro. Un livre lui-même basé sur la mise à l’isolement total, les sévices en tous genres qu’endurèrent trois prisonniers politiques du mouvement Tupamaros sous la dictature militaire dans laquelle bascula l’Uruguay en 1973.

Synopsis : En 1973, les trois activistes du mouvement d’opposition clandestin Tupamaros, José Mujica, Mauricio Rosencof et Eleuterio Fernandez Huidobro, sont arrêtés par la police militaire. Emprisonnés dans des cellules de plus en plus austères et privés de quelque contact humain que ce soit, ils subissent de plein fouet le traitement spécial de leurs geôliers. Leur calvaire durera pendant douze longues années.

Ayant eu le privilège de présider le Jury œcuménique au Festival de Fribourg il y a quelques jours, et d’y décerner notre prix à Compañeros, je ne peux évidemment que dire là tout le bien que j’ai eu à découvrir cette œuvre magistrale d’Alvaro Brechner. Je voudrai d’ailleurs commencer ici avec l’argumentation de notre jury que j’ai lu au moment de divulguer notre décision lors de cérémonie de clôture : Avec Campañeros, nous avons choisi une histoire qui raconte un combat psychologique rythmé par des signes d’espérance et de solidarité qui donnent la force de survivre. Tiré d’une histoire vraie, ce film nous plonge au cœur d’un voyage existentiel dans les ténèbres de l’enfermement et de la dictature. Une œuvre qui ne cesse de croire à la lumière !

Ce choix de croire à la lumière, de s’accrocher à une espérance impossible, mais aussi d’apporter régulièrement ce qui ressemble à des bouffées d’oxygène, des déclencheurs subtiles de sourires, est sans doute le point de force du travail d’Alvaro Brechner dans la réalisation de Campañeros. Il faut en effet l’avouer, raconter 12 années de tortures, d’enfermement… plonger le spectateur au cœur de l’horreur, de l’injustice, de la bassesse humaine peut devenir vite insupportable. Mais ici précisément l’enfer n’est pas la fin. Il se traverse, lentement, douloureusement mais sûrement… Car l’approche du réalisateur est plus psychologique que véritablement politique. Il questionne, au travers de cette histoire, la capacité de l’être humain à résister et rester intègre, à s’accrocher au-delà de l’imaginable en faisant précisément fonctionner l’imaginaire.

Alvaro Bechner explique que ce qui l’attirait, c’était d’explorer un univers où quelqu’un est vraiment en difficulté, où tout à coup, un individu devient cobaye dans une expérience où tout ce qu’il sait du monde ne lui sert à rien. Il dit : « Je voulais voir comment, dans la solitude de l’enfermement, cet homme doit se réinventer pour être capable de s’opposer à un plan créé pour annihiler les dernières traces de résistance au plus profond de lui. Je voulais vraiment me plonger dans un défi esthétique et sensoriel dans ce nouveau monde, où cet homme échafaude un plan de combat afin de se préserver en tant que tel ». Il lui a donc fallu rendre compte de cet état confus d’anxiété, d’hallucination, de colère, de peur, de cauchemar, de résistance et d’espoir par lequel les protagonistes devaient naturellement passer. Ce fut sans doute l’un des défis majeurs dans la mise en scène visuelle et sonore. Alvaro Brechner fait preuve d’une grande maîtrise dans sa mise en scène et le montage témoigne d’une grande intelligence. On appréciera comment sont rendues réalité, folie et imaginaire, cet état proche de la démence dont ont pu faire l’expérience ces hommes pendant leur cruelle captivité. Réalisme et expressionnisme se conjuguent alors pour dessiner un cauchemar de lumière et d’ombres, de bruits et de silences.

Coup de chapeau aux acteurs qui offrent des performances remarquables et justes. Chino Darín, Alfonso Tort (déjà à l’affiche du premier film de Brechner, Sale temps pour les pêcheurs) et Antonio de la Torre incarnent les trois héros, accompagnés de Silvia Pérez Cruz, Soledad Villamil et César Troncoso dans les principaux rôles secondaires. Les acteurs reconnaissent avoir enduré des conditions de tournage extrêmement difficiles, dans des lieux exigus, privés de la lumière du jour et surtout de s’être pliés à un régime drastique pour rendre crédible le lent dépérissement des prisonniers. Et le résultat est à la hauteur de leur investissement.

À noter aussi la géniale reprise de la chanson de Simon and Garfunkel, The Sound of Silence, interprétée par la grande Silvia Pérez Cruz, d’une force émotionnelle rare. Et ce qui devient aussi le refrain final sur le générique de fin, un poème écrit par Mauricio Rosencof, l’un des trois prisonniers : « Si ce devait être mon dernier poème, insoumis et triste, détruit mais inflexible, je n’écrirais qu’un seul mot. Compañero ».