Revivre. Passées les années de secret, découvrir et faire connaître, au grand jour, les formes nouvelles de l’art. Un programme de liberté, porté par l’audace et la fidélité. Car enfin Daniel Cordier, jeune homme déjà fourbu par le grand vent de l’Histoire, en décidant d’ouvrir une galerie d’art, est demeuré fidèle à celui dont il fut le secrétaire. Jean Moulin n’avait-il pas la passion du dessin, de la peinture, et choisi de tenir à Nice une galerie d’art en guise de « couverture » ?
On dévore « Amateur d’art, alias Caracalla, 1946-1977 » (Gallimard, 367p. 23€), non seulement pour l’écho lointain de la guerre qu’il fait écouter, mais pour l’invite à regarder l’avenir en confiance.
« Mon véritable apprentissage se fit sur le tas, devant les œuvres et en fonction des réactions qu’elles provoquaient en moi, note Cordier dans ce journal à la tonalité de Mémoires. La preuve ultime du plaisir qu’elles suscitaient était mon désir de les acquérir. J’avais envie de posséder ce qui me plaisait si fort et me décidai, en 1945, à acheter un paysage de Soutine, un personnage de Rouault et une petite toile de Braque de la période dite « cézarienne ». Certes, c’étaient des tableaux de qualité mais, rapidement, ils m’ennuyèrent.» Ainsi va Cordier, qui pense contre lui-même, assuré qu’il doit se défaire à tout prix de ce qui l’a constitué jadis.
Il prend des risques en prononçant des réquisitoires contre la peinture abstraite, en particulier face à Raymond Queneau – qui, dans la clandestinité, l’avait sollicité, avec quelques figures de la littérature, pour entrer dans la Résistance. Il prend des risques en concevant ses propres toiles, qu’il montre à des marchands, qu’il expose en vain. Il prend des risques, donc il progresse. Henri Michaux provoque en lui ce coup de foudre à partir duquel, apprenant de ses erreurs et de ses jugements sommaires il trouve son chemin.
« Ma vie s’organisa peu à peu autour des affaires, écrit Daniel Cordier. Je découvris bientôt à l’usage qu’elles étaient incompatibles avec la peinture. Je la délaissai de plus en plus, me contentant de dessiner. Puis, je n’eus plus le temps et surtout le goût de poursuivre cette expérience bien pauvre à côté de l’intensité procurée par une vie active. »
Cette ultime expression s’affiche en lettres de lumières. Elle s’impose. Quand on a vécu la guerre comme il la connut, compagnon de brume et de courage, il est impensable, impossible de rester confiné, de construire une œuvre au creux d’un atelier. Alors, va pour la « vie active », mais en relation fervente avec ces drôles d’oiseaux que l’on nomme des artistes. Tout n’est pas rose, il y a des échecs à traverser, notamment que les toiles de Jean Dubuffet suscitent l’indifférence. Un marchand doit parfois se battre pied à pied pour convaincre les acheteurs potentiels. Mais il gagne et c’est aussi ce combat que Daniel Cordier nous relate.
On passe l’épisode russe pour ne pas déflorer tout le livre – il n’est rien de rasoir comme un compte rendu qui vous prive du plaisir de l’inédit – mais surtout ne manquez pas le récit de ce voyage : les robinets qui fuient, l’éclat fantastique des Matisse, l’ombre des polices, tout y respire un parfum d’improbable et de clandestinité. L’humour aussi tient sa place dans cet ouvrage. Un sourire lucide, un peu britannique, mais un sourire quand même. Et les circonstances dans lesquelles voit le jour le Centre Pompidou montrent à quel point les promoteurs de l’art moderne ont dû livrer bataille.
Une femme ici doit être félicitée. Bénédicte Vergez-Chaignon, cette historienne à qui l’on doit de si beaux livres – on songe à sa biographie de Philipe Pétain, à son émouvant portrait de l’assassin de Darlan (« Une juvénile fureur : Bonnier de la Chapelle), tant d’autres… – a de nouveau réalisé des prouesses auprès de Daniel Cordier dont elle fut la collaboratrice.
En soutenant le grand résistant dans ses derniers efforts d’écritures, en réunissant les archives éparses, Bénédicte Vergez Chaignon a permis l’avènement d’un témoignage indispensable à la compréhension d’un parcours. En passionné d’art, Daniel Cordier prolongea l’œuvre de Jean Moulin, qui lui-même avait soutenu les artistes de son temps. La vie, la vie, toujours recommencée…