C’est un livre écrit sans apprêt. Pas de littérature, pas d’effet. Lorsque le destin des êtres, à lui-même vaut tous les romans, nul besoin d’en rajouter. C’est un livre juste, un livre de Justes, le rappel émouvant d’un geste courageux. Journaliste au Courrier de l’ouest, aujourd’hui retraité – mais le feu de ce métier jamais ne s’éteint, c’est une drogue dure, ô camarades lecteurs – Yves Durand publie « Tu leur dira que… le sauvetage de juifs, 1943-1944 » aux éditions Nouvelles Sources. Un hommage à son père, Edmond, jeune instituteur-professeur à cette époque, au directeur du collège, François Houpe, dont ce monsieur Durand était à la fois le disciple et l’ami. Chacun comprendra que c’est livre est essentiel.
« Tu leur diras que ce sont des réfugiés alsaciens »
« La scène se passe dans le bureau du directeur de l’établissement, ou bien dans la cour, une fois vidée de ses élèves, écrit l’auteur. Dans tous les cas, à l’abri des oreilles indiscrètes. « Tu leur diras que ce sont des réfugiés alsaciens ». Pas d’autre confidence que cette petite phrase qui sous-entend beaucoup en ce mois d’octobre 1943, dans la France occupée. Elle signifie que ces onze ou douze jeunes ne sont justement pas des Alsaciens ni des réfugiés comme les autres. Une petite phrase qui témoigne d’une confiance entière à l’égard du jeune interlocuteur auquel elle s’adresse. » Il en va de la sorte quand la tragédie s’invite à votre table quotidienne : il faut réagir se situer, comprendre, agir. Un maître, François Houpe, à l’approche de la soixantaine – autrement dit, suivant l’espérance de vie de ce temps-là, tout près de mourir – s’engage dans la Résistance et décide d’accueillir des enfants persécutés.
Des noms d’emprunt pour sauver sa peau
« Leur nombre exact reste incertain, remarque Yves Durand : étaient-ils onze ou bien douze ? Impossible de trancher. Ces nouveaux collégiens rejoignent, sous leur nom d’emprunt, deux ou trois autres élèves juifs inscrits, eux, sous leur vrai nom. » Valse des identités, certains de ces gosses accumulent des patronymes inventés. Ainsi celui qu’Yves Durand désigne comme Daniel Béchard : « Dans un témoignage recueilli au début des années 2000, l’ancien clandestin énumère les noms sous lesquels il a traversé la période : en 1942, Jean-Claude Rimbault, puis François-Michel de Luynes, Roger Voisinet (…) En 1943-1944, successivement Alain Defrance, Jean-Claude Dumoulin, Alain Marivaux, André Saulet, François Lamirand… » Dans un préau d’école, un manuel aux pages d’ivoire, on imagine le presque enfant piocher des noms capables de le protéger, lui qui s’appelle Abraham Mélihan-Cheinin. Comment ne pas chavirer quand on voit qu’il choisit d’inscrire son destin dans une aventure collective ? « Alain Defrance… ! » Comment ne pas y reconnaître une attache affective, un amour indéfectible pour le pays, par-delà le régime scélérat d’un vieux maréchal antisémite ?
Hommage aux Justes
Les photos de classe, les images prises à la sauvette, au soleil de la camaraderie, donnent au livre d’Yves Durand cette tonalité familière, et pourtant chaque fois renouvelée, des enfants qui sourient malgré les menaces. L’auteur, nous l’avons dit, veille à ne pas ajouter de pathos au récit. C’est un regard admiratif, affectueux, mais sobre qu’il jette sur l’action de son père et du directeur du collège, qui tous deux risquaient leur vie en protégeant des enfants juifs. Edmond Durand et François Houpe, en l’an 2000, se sont vu attribuer la Médaille des Justes parmi les Nations – à titre posthume pour le second.
En lisant cet ouvrage, on songe au travail exceptionnel de Patrick Cabanel, historien tendre et rigoureux, qui publia notamment, « Nous devions le faire, nous l’avons fait, c’est tout », formidable saga portant sur les Cévennes durant la Seconde guerre mondiale. Mais puisqu’il s’agit d’un établissement scolaire dans le Tarn, on pense aussi à Catherine Vieu-Charrier. Native de Vabre – commune érigée au rang de Juste parmi les nations – cette institutrice devenue maire-adjointe de Paris, protestante et communiste, fait vivre un double engagement : fidèle à ses convictions politiques, elle défend des idées marquées par la volonté de réduire les inégalités sociales ; attentive aux dérives contemporaines, elle fustige l’antisémitisme qui se grime en « antisionisme ».
Le livre d’Yves Durand représente un joli petit caillou sur le chemin de notre mémoire commune. Et nous ne pouvons le refermer sans avoir, une fois encore, le cœur serré. Non pas seulement pour les enfants d’hier. Mais pour les enfants d’aujourd’hui. Puisse le proverbe yiddish demeurer notre boussole. Heureux comme Dieu en France.
A lire : « Tu leur diras que… Le sauvetage de juifs, 1943-1944 », Yves Durand, éditions Nouvelles sources, 212 p. 20 €