Faut-il se traîner dans la poussière et, de rage, murmurer que tout n’est que vanité ? La postérité vous joue de ces tours à n’y pas croire : on est célèbre, les foules se pressent à vos basques, et soudain, la fumée domine la scène, tout s’évapore, amis, courtisans, lecteurs. Au feu de l’indifférence votre nom disparaît.
Tenez… Connaissez-vous Ximénès Doudan ? Non, bien entendu. Le risque, à prononcer son nom dans les dîners en ville, est de vous couvrir de ridicule ou, pis, de passer pour un snob. Heureusement, Laurent Theis, ami du genre humain, l’historien protestant qui jamais ne se résigne à la disparition des âmes belles, passe par-là.
D’une biographie qu’il accompagne d’un choix de lettres, « Ximénès Doudan (1800-1872) Une perle inconnue » (Perrin (368 p. 23 €), il vous invite à découvrir une des figures les plus attachantes du dix-neuvième siècle.
Un éclat de soleil traverse Doudan. « Né à Douai le 26 août 1800, il reçut ce prénom rare et d’étrange consonance peut-être en référence au passé historique espagnol du département du Nord, et à sa propre généalogie, nous explique Laurent Theis. Un précédent, mort à deux ans cinq mois plus tôt, l’avait porté ; comme si un Ximénès pouvait en remplacer immédiatement un autre. »
Bourgeoise et portée sur le droit, la famille n’a rien de grandiose – ni de misérable – rien de notable si l’on veut jouer sur les mots. Le destin cependant se montre amical avec notre personnage. Figurez-vous que Germaine de Staël, grande amoureuse devant l’Eternel, eut un fils, Alphonse, de sa liaison passagère avec un certain John Rocca. Ce garçon reçut la meilleure éducation, calviniste cela va sans dire, grâce aux bons soins de son demi-frère et sa demi-sœur, Auguste et Albertine. Mais le bambin, faible au physique ainsi qu’au mental, ne semblait guère promis à la gloire. « Il était admis, note Laurent Theis, qu’Alphonse faisait tache dans l’illustre famille au sein de laquelle il avait eu le malheur de naître. »
Intellectuel avant l’heure
C’est ici que Ximénès intervient. Nommé précepteur de l’enfant, l’homme du Nord devenu parisien, qui depuis 1820 détient le poste de répétiteur au lycée Henri IV, à défaut de faire des miracles, se révèle efficace. Il transmet des bases de culture au jeune Alphonse, tant et si bien qu’Albertine et son mari lancent le pédagogue dans le monde.
Cela ne va pas sans provoquer de la méfiance – il est catholique, tout de même – des controverses, mais après tout, n’est-ce pas le signe de la réussite que d’avoir des ennemis ? Julien Sorel aimable, épris d’une façon plus ou moins platonique d’une demoiselle Pomaret, grande amie d’Albertine de Staël épouse de Broglie, Ximénès anime un cercle d’esprit dynamique. Intellectuel avant l’heure, il est philosophe, littérateur, et bénéficie de l’appui de François Guizot. Le petit gars de Douai se change en figure du libéralisme politique.
« Aurait-il pu s’émanciper du cocon protecteur, mais aussi réducteur, de la maison de Broglie ? » s’interroge Laurent Theis. On peut penser que la question comporte sa réponse. Et puis le bonhomme a des ennemis, des médiocres, des jaloux – le coin du bois n’est jamais sûr aux innocents. La célébrité l’enveloppe, dont nous vous encourageons vivement à parcourir les chemins. Seulement voilà, comme on l’a dit, Ximénès Doudan n’a pas franchi les portes de la postérité.
Le sens de la formule
Pourquoi ? Comment ? Peut-être l’absence de cruauté tient-elle sa part dans cette affaire. Plus probablement la vulnérabilité de son réseau joue-t-elle un rôle. Demeurant sa vie durant l’homme des Staël-Broglie, un clan dont les lumières, au fil du siècle, se sont atténuées, Doudan ne pouvait parier sur l’engouement des générations futures. Laurent Theis, évoquant l’un des cours au Collège de France qu’Antoine Compagnon consacre à Marcel Proust, estime que Ximénès a lui-même provoqué l’ignorance où le tient notre mémoire collective, par une forme de retrait volontaire : « Proust ou Doudan ? Ce que le premier a réalisé en forçat de la création artistique, le second l’avait conçu en le gardant enfoui dans un puits de souffrance ».
Heureusement, la Correspondance, dont notre cher historien publie quelques extraits, révèle un homme de qualité, porté par un sens élégant de la formule : « On prend la faiblesse de ma santé pour la débilité de mon esprit, mon impossibilité de marcher vite et longtemps pour une incapacité de comprendre » ; « Voici que les tristes jours d’hiver touchent à leur fin et que les tristes jours d’été commencent » ; ou, mieux encore, « D’ordinaire, dans les villages, on aime les ecclésiastiques qui sont bons enfants, c’est-à-dire qui ne regardent pas de très près au bien et au mal, et qui, en fait de morale et de dogme, ne coupent pas un cheveu en quatre. C’est une race perverse et vulgaire. »
On citera pour finir un aphorisme que reprit Louis Pasteur lors de son discours de réception à l’Académie française : « Il y a longtemps que je pense que celui qui n’aurait que des idées claires serait assurément un sot. » Ximénès Doudan possédait l’art et la manière, à défaut de l’ambition.