Quatre amis décident de mettre en pratique la théorie d’un psychologue norvégien selon laquelle l’homme aurait dès la naissance un déficit d’alcool dans le sang. Avec une rigueur scientifique, chacun relève le défi en espérant tous que leur vie n’en sera que meilleure ! Si dans un premier temps les résultats sont encourageants, la situation devient rapidement hors de contrôle.

Cannes 2012… ma première expérience au sein d’un Jury œcuménique et le sacre de La Chasse, prix de notre jury et prix d’interprétation masculine pour Mads Mikkelsen pour son rôle d’instituteur injustement accusé de pédophilie. Un vrai coup de cœur personnel qui confirme mon appréciation du cinéma de Thomas Vintenberg et surtout une admiration profonde pour l’acteur danois. Alors, c’est avec une prédisposition extrêmement favorable que j’ai pu découvrir leur nouveau film commun, Drunk, sorti cette semaine.

Une chose que je semble aimer dans cette collaboration est la façon dont Vinterberg insère ses personnages que l’on pourrait qualifier de « normaux », pourrait-on dire « banals », dans une situation qui fait que leur vie bascule brutalement et devient incontrôlable tout en conservant un rythme suffisamment convaincant et divertissant pour un long métrage. Cet incontrôlable dont, parfois, peut ressortir du bien, dira Vintenberg dans une interview accordée au Point. Citant le philosophe Kierkegaard, comme déjà dans le film, il ajoute : « Si vous ne vous permettez pas de perdre le contrôle, vous vous perdez vous-même ». Une véritable tragédie en soit qui produit du grand cinéma… avec les caractéristiques spécifiques également, issues du cinéma danois, qui confèrent une atmosphère différente et savoureuse. Et dans ce type de situations, il faut l’avouer, Mikkelsen est phénoménal encore et encore et il livre même ici sans doute l’une de ses plus impressionnantes prestations. L’acteur est convaincant à peu près partout, mais la façon dont il joue Martin, ce personnage de professeur « moyen » vous faisant comprendre tout de suite d’où il vient, pour ensuite voir où le changement entre en jeu, est vraiment impressionnante. Une interprétation brute et engagée !

Drunk est un film sur la confrontation avec soi-même. Selon Vinterberg, un premier pas vers un « autre cycle » de la vie (Another round est d’ailleurs le titre choisi dans sa version américaine) consiste à se confronter à soi-même et à échapper au déni qui masque sa propre existence comme une sorte de défaut, une question de fait. Et plutôt que de choisir de dépeindre comment l’alcool détruit la vie de ces hommes, Vinterberg s’intéresse davantage à la façon dont leur sobriété ultérieure, associée à l’étincelle qu’ils ont tous ressentie en buvant, travaille à révéler ce que chacun d’eux a refusé de confronter. Ce film propose ainsi une image extrêmement engageante sur le courage qu’il faut pour être vraiment sobre et agit tout en subtilité, n’oubliant jamais de nous saisir par l’émotion.

Une autre qualité de Drunk se situe dans le fait que Vinterberg s’abstient de juger ses protagonistes. Il ne se contente jamais non plus de vérités simplistes. Le voyage de Martin n’est absolument pas une succession de hauts et de bas, mais plutôt un mélange de libération et d’inhibitions rabougries que l’alcool imprègne dans son esprit. Le réalisateur le sait… il raconte là une histoire profondément personnelle : celle de ces quatre amis qui décident qu’il vaut mieux s’aliéner ensemble que de s’éteindre seul. Au fond, peut-être, le récit d’un « beau » suicide…

Un film saisissant où tous les éléments cinématographiques participent avec brio à fournir une sublime ambiance générale. Il y a bien évidemment le jeu des acteurs déjà évoqué avec Mikkelsen, mais qui touche la totalité du casting, un travail minutieux de l’image, de la photographie, des cadrages… et un brillant travail sonore où une importance toute particulière est donnée au liquide qui devient à la fois le fil conducteur mais aussi le « personnage principal » et omniprésent. Que ce soit dans la discrétion ou, au contraire, dans l’abondance, que ce soient au-travers de quelques gouttes au coin des lèvres ou quand l’alcool coule à flot pour remplir les verres… on le voit et on l’entend ! Ce qui, par exemple, est perçu comme le son d’un glaçon sur un verre (symbole d’élégance et de raffinement) qui accompagne la séquence initiale, finira par se fondre dans la laideur absolue de l’amusement destructeur dans la dernière séquence du film, que l’on pourrait sans doute associer indirectement au traitement du corps du Joker (Todd Philips, 2019) comme leader révolutionnaire. Tout cela participe clairement à l’effet saisissant que produit ce film.

Alors finalement, la question qui peut se poser sans doute, c’est : doit-on considérer Drunk comme une incitation à l’alcoolisme ou, inversement, comme une fable morale contre les excès de l’alcool ? Et là, je rejoindrai l’avis même de Vintenberg. Tout dépend de votre interprétation ! C’était déjà ce qui apparaissait à la fin de La Chasse : qui était l’auteur du coup de feu contre le personnage joué par Mads ? Un film qui ouvre à la liberté, et en particulier celle de l’interprétation. Le réalisateur danois est tout sauf un cinéaste de la morale et il le refuse d’ailleurs catégoriquement. Dans sa perspective, Drunk est une célébration de la vie. On peut d’ailleurs évoquer ici que quatre jours après le début du tournage, Vintenberg a perdu tragiquement sa fille dans un accident de voiture. Alors qu’il faisait un film sur une forme de catastrophe, sa propre vie en est devenue une… autrement. La célébration de la vie était donc déjà une thématique importante, mais il a pu ajouter ici et là quelques lignes de dialogue, quelques silences, pour injecter au film une nouvelle signification. Alors, sans doute aussi, pour certains Drunk sera à leurs yeux une tragédie qui a vertu d’avertissement. Et c’est là tout le miracle du cinéma : suggérer les choses et si le film est bon, le laisser perdurer dans l’esprit du public, qui continuera son propre récit après la projection en remplissant les blancs avec leur propre imagination, comme lorsqu’on imagine ce qu’il se passe entre deux cases d’une bande dessinée. À chacun de voir avec sa propre histoire, ses yeux, et surtout avec son cœur. Mais surtout… allez le voir !