Avec cette comédie dramatique douce-amère, elle signe un film bouleversant, profondément humain, porté par une performance remarquable de June Squibb, 95 ans.
Après 70 ans passés avec sa meilleure amie, Eleanor déménage à New York pour prendre un nouveau départ. Cependant, se faire de nouveaux amis à 90 ans s’avère difficile. En quête de contacts, elle développe une nouvelle amitié.
Si la pluie est tombée, que le vent a soufflé dans les rues de Cannes, une vague de fraîcheur bienfaisante s’est aussi invitée sur l’écran du Théâtre Debussy dans la sélection « Un certain regard ». Eleanor the great est un gros coup de cœur personnel dont j’aimerais vous parler.
Une héroïne inattendue
Eleanor Morgenstein, 94 ans, quitte la Floride après la mort de sa meilleure amie pour s’installer à New York chez sa fille et son petit-fils. En quête de lien, et par plusieurs concours de circonstances, elle se fait passer pour une survivante de la Shoah afin d’intégrer un groupe de soutien. Ce mensonge, inspiré de l’histoire réelle de son amie disparue, devient le point de départ d’un récit à la fois drôle et touchant, mais aussi ouvrant à une vraie réflexion, une fois encore à Cannes, sur le rapport à la vérité.
Dans ce rôle complexe, June Squibb brille par sa justesse et son humour. Son interprétation donne vie à une femme espiègle, parfois déroutante, mais toujours émouvante. Elle incarne avec finesse les contradictions d’un personnage qui cherche à combler un vide affectif, quitte à réinventer sa propre histoire.
Une mise en scène sensible
Scarlett Johansson, pour son premier long métrage, adopte une approche classique et très chaleureuse. Inspirée par le cinéma indépendant américain des années 80 et 90, elle privilégie les relations humaines et les dialogues sincères. La photographie douce et feutrée d’Hélène Louvart ainsi que la musique discrète mais très efficace de Dustin O’Halloran soutiennent cette atmosphère de mélancolie bienveillante.
Le film explore des thèmes universels : le deuil, la solitude, le besoin de reconnaissance et la manière dont nous façonnons nos récits pour nous sentir exister.
Mais il pose aussi une question plus profonde : peut-on construire du lien à partir d’un mensonge, ou d’une usurpation, même s’il est animé par l’amour ou le manque ?
Une résonance biblique : Jacob, Ésaü
C’est l’un des moments subtils du film : Eleanor discute avec un rabbin pour se préparer à une bar-mitsva, et c’est l’histoire de Jacob et Ésaü, ce récit biblique où le plus jeune des deux frères, guidé par sa mère, usurpe l’apparence de son frère aîné pour recevoir la bénédiction de leur père aveugle. Ce passage n’est évidemment pas anodin : il introduit une lecture symbolique du geste d’Eleanor, qui se glisse dans la mémoire d’une autre pour recevoir, non un héritage matériel, mais un regard, une reconnaissance. Le film ne moralise pas ce parallèle, mais il l’assume : comme Jacob, Eleanor se travestit pour répondre à une soif de bénédiction. Mais à la différence du récit de la Genèse, ici, la bénédiction qu’elle reçoit ne lui est pas volée : elle est partagée, interrogée, mise à l’épreuve. Et c’est peut-être là que réside la grâce du film.
Transmission et réconciliation
L’amitié improbable entre Eleanor et Nina, une jeune étudiante en journalisme interprétée avec fraîcheur par Erin Kellyman, offre une belle réflexion sur la transmission intergénérationnelle. La jeune femme, d’abord dupe, puis révoltée, finit par comprendre que l’enjeu n’est pas tant de punir un mensonge que de reconnaître le besoin profond qu’il exprimait. Chiwetel Ejiofor et Jessica Hecht, dans les rôles discrets du gendre et de la fille d’Eleanor, apportent au film une dimension familiale pleine de douceur et de tension retenue. Le portrait d’une famille désaccordée, mais encore capable de réapprendre à s’écouter.
Avec Eleanor the Great, Scarlett Johansson signe un film délicat, dont la profondeur vient justement de ce qu’il refuse les grandes démonstrations. Elle nous offre une méditation sur l’âge, la mémoire, la vérité et les zones grises de la vie intérieure. Et elle rappelle, à travers son héroïne si humaine, que toute histoire – même « réinventée » – peut sans doute devenir un lieu de vérité, si elle ouvre un chemin vers l’autre.