Il est des rencontres qui vous donnent le sentiment de croiser plusieurs chemins dans un regard. « Auteur » est le terme que Jean-Claude Carrière utilisait pour désigner son métier. Mais il masquait de la sorte les sources de ses sortilèges.
Peut-être était-il avant tout projecteur : avec des images de mots, de sensations, de contes aussi, qu’il engrangeait les jours d’hiver, il disposait des gestes et des paroles qui devenaient par la suite un film, une pièce de théâtre, un livre.
Homme du midi, c’est avec Le vin bourru qu’il avait dévoilé sa jeunesse, un ouvrage tout de tendresse et de rudesse mélangées. Quand on l’évoquait devant lui, quelque lassitude passait, nuage fugace de celui qui craignait les mauvais tours de la postérité. Mais c’est ainsi, le grand public avait élu domicile dans ces mémoires qui n’en étaient pas vraiment, tandis qu’il connaissait mille paroles, mille histoires inventées par Jean-Claude Carrière sans savoir que celui-ci, démiurge, en était le père.
Dans sa maison parisienne, située tout près de la cité Frochot – comme un signe amical à Jean Renoir – on l’avait vu parmi des miroirs autrefois coquins, de longues tables basses et des tapis des confins. Cet homme à la démarche souple, que l’on devinait centré, lesté de savoir et de conviction, solide en un mot, vous recevait sans a priori. Comme il était rapide… On devinait pourquoi Luis Buñuel avait élu ce jeune homme en compagnon de route, comment Louis Malle avait aimé construire avec lui ses plus beaux films, et sur quoi s’était fondée l’indéfectible affection que lui vouait Peter Brook.
A l’endroit des religions, Jean-Claude Carrière se tenait fraternel, emprunt d’éclectisme et de curiosité, rejetant les dogmes et les sectarismes avec une belle énergie. Ce n’était pas l’homme à confondre le conformisme avec la fraternité.
Dès que ce blog a pris naissance, on le sollicita. Mais il déclina l’invitation : « Je vous remercie beaucoup, mais je suis très fatigué… Je suis un vieil homme désormais » . La jeunesse de son esprit demeure et nous élève. En compagnie de son ami l’historien Guy Bechtel, Jean-Claude Carrière avait conçu Le Dictionnaire de la bêtise – suivi du livre des Bizarres (Robert Laffont, collection Bouquins, 832 p. 29 €), volume formidable dénonçant les cruautés et les naïvetés humaines. Les deux compères, inscrivant leurs pas dans ceux de Flaubert, offrent un remède aux certitudes ridicules. Parmi tant d’autres, retenons ce conseil qu’ils n’ont pas manqué de railler : « Ne jamais approcher du feu un homme mort de froid, ce serait le tuer promptement » . Notre rire, aujourd’hui, tourne au vinaigre.