Le monde est un lieu mystérieux, surtout vu à travers les yeux d’un animal. Sur son chemin, EO, un âne gris aux yeux mélancoliques, rencontre des gens bien et d’autres mauvais, fait l’expérience de la joie et de la peine, et la roue de la fortune transforme tour à tour sa chance en désastre et son désespoir en bonheur inattendu. Mais jamais, à aucun instant, il ne perd son innocence.
EO est un film qui parle de la beauté de la nature et la laideur de l’humanité. En suivant un âne, le protagoniste du film, à travers l’Europe après qu’il ait été repris à un cirque, avec très peu de dialogues et des gros plans sur les yeux massifs et brillants de l’animal, EO impose l’empathie.
Cet âne nous en rappelle évidemment un autre… un certain Balthazar que Robert Bresson avait immortalisé en 1966. Jerzy Skolimowski se souvient d’ailleurs que c’est uniquement avec ce classique relativement austère de Bresson qu’il a versé une larme au cinéma. Aujourd’hui, à 84 ans, il présente un film destiné sans doute, lui aussi, à produire le même effet sur d’autres. Cet âne, ai-je écrit mais, en réalité, pour ce EO six ânes différents sont au générique pour l’incarner (Hola, Tako, Marietta, Ettore, Rocco et Mela). Si, personnellement, nulle larme ne s’est écoulée sur ma joue, une vague de tendresse, une charge émotionnelle puissante, s’est immiscée en moi au fur et à mesure que se déployait cette fable étrange dotée d’une conscience écologique très contemporaine.
Le choix de raconter une telle histoire à travers les yeux de l’âne ne semble pas du tout être non plus une coïncidence, car la réputation d' »âne têtu » de ces animaux est en fait contestée par les personnes qui ont passé du temps avec eux. « Plus intelligents et plus agréables qu’un cheval et juste en dessous du seuil du caractère canin, les ânes sont des animaux émotifs qui se lient pour la vie et qui, s’ils gagnent votre confiance, feront à peu près tout ce que vous leur demanderez, dit un éleveur. Ils viennent quand on les appelle et, entre les frottements d’oreille, les friandises et les caresses, les nouveaux venus sont conquis ».
Dans EO, Skolimowski romance et anthropomorphise partiellement l’animal, lui apportant des plans subjectifs, des souvenirs, et qui s’apparente à des séquences de rêve.
L’expressivité émotionnelle d’EO est renforcée par les enregistrements de la respiration et du braiment de l’animal, ainsi que par la sublime bande originale néo-moderniste hyper-dramatique et inventive de Pawel Mykietyn qui transforme par instants ce film en une sorte d’opéra musical animaliste.
Alors que Skolimowski et la coscénariste Ewa Piaskowska présentent EO comme une sorte d’innocence incarnée, pratiquement chaque scène sert à mettre en évidence les immondes gardiens du monde que sont les hommes : violence, grossièreté, cruauté jaillissent de toute part.
Enfin, il y a aussi Kasandra (Sandra Drzymalska), une jolie danseuse qui se produit à ses côtés sur la piste du cirque où vit EO. Elle caresse sa crinière, dépose des baisers dans sa barbe et lui donne des muffins aux carottes… le paradis en somme ! Mais c’est alors qu’une foule de défenseurs des animaux apparaît, accusant le cirque de « torture » et exigeant qu’il cesse immédiatement d’utiliser des animaux vivants. EO semble sauvé… les manifestants se croient victorieux, mais ils ne se rendent pas compte que sa vie va basculer à partir de cet instant.
Les rencontres d’EO tout au long du film comportent souvent des moments de rire et de joie. Certes, la noirceur sous-jacente du voyage d’EO est évidente, mais Skolimowski ne manque jamais d’offrir des moments sincères à EO. Le cinéaste prend aussi des risques audacieux dans sa réalisation, et il est parfois difficile de comprendre ce qui se passe, ou comment le pauvre âne est passé d’une scène à l’autre (il entre dans un tunnel et ressort dans un champ, ou sort par la porte d’entrée d’une villa italienne pour se retrouver dans un abattoir).
L’épisode sans doute le plus étrange – qui semble venir d’un tout autre cinéma – voit EO se lier d’amitié avec un jeune prêtre italien en crise (Lorenzo Zurzolo), beau-fils d’une Comtesse jouée par Isabelle Huppert.
L’entrée soudaine de Huppert transforme radicalement le registre de façon un peu surprenante : d’une part parce que, pour la première fois, le film bénéficie d’un afflux important de dialogues, d’autre part parce que le bris de vaisselle par Huppert est le signe d’un drame humain qui n’implique guère EO. Mais bon… Skolimowski opte pour une approche onirique, épisodiquement fragmentée. Un effet récurrent est un filtre rouge sang, utilisé dans la séquence de cirque stroboscopique du début, et dans certains passages de drone avec une ambiance assez apocalyptique dans une forêt. EO ramène également parfois les choses à un niveau quasi microscopique, comme dans les gros plans d’araignées, d’une grenouille transportée dans un ruisseau, d’une file de fourmis sur une barre de bois.
Finalement, la vie d’EO n’est peut-être pas entièrement heureuse mais pas non plus totalement malheureuse. Elle est en tout cas très riche en événements et terriblement inspirante pour toutes celles et ceux qui oseront ouvrir le cœur et se laisser toucher. Mais dans ce genre d’histoire, sachez-le… c’est un peu comme dans les histoires d’A, comme dit la chanson. Suivez mon regard…
En prime, pour faire écho à EO, je vous laisse ces vers de Francis Jammes (Le Deuil des primevères (1901)
Lorsqu’il faudra aller vers vous, ô mon Dieu, faites
que ce soit par un jour où la campagne en fête
poudroiera. Je désire, ainsi que je fis ici-bas,
choisir un chemin pour aller, comme il me plaira,
au Paradis, où sont en plein jour les étoiles.
Je prendrai mon bâton et sur la grande route
j’irai, et je dirai aux ânes, mes amis :
Je suis Francis Jammes et je vais au Paradis,
car il n’y a pas d’enfer au pays du Bon-Dieu.
Je leur dirai : Venez, doux amis du ciel bleu,
pauvres bêtes chéries qui, d’un brusque mouvement d’oreille,
chassez les mouches plates, les coups et les abeilles…
Que je vous apparaisse au milieu de ces bêtes
Que j’aime tant parce qu’elles baissent la tête
doucement, et s’arrêtent en joignant leurs petits pieds
d’une façon bien douce et qui vous fait pitié.
J’arriverai suivi de leurs milliers d’oreilles,
suivis de ceux qui portèrent au flanc des corbeilles,
de ceux traînant des voitures de saltimbanques
ou des voitures de plumeaux et de fer-blanc,
de ceux qui ont au dos des bidons bossués,
des ânesses pleines comme des outres, aux pas cassés,
de ceux à qui l’on met de petits pantalons
à cause des plaies bleues et suintantes que font
les mouches entêtées qui s’y groupent en ronds.
Mon Dieu, faites qu’avec ces ânes je vous vienne.
Faites que dans la paix, des anges nous conduisent
vers des ruisseaux touffus où tremblent des cerises
lisses comme la chair qui rit des jeunes filles,
et faites que, penché dans ce séjour des âmes,
sur vos divines eaux, je sois pareil aux ânes
qui mireront leur humble et douce pauvreté
à la limpidité de l’amour éternel.