Au Festival de Cannes ce sont aussi, par moment, de vraies surprises qui sont offertes aux spectateurs. En ce début de compétition, par exemple, EO, du réalisateur polonais Jerzy Skolimowski qui décrit l’odyssée existentielle d’un âne avec poésie et contemplation. 

Le monde est un lieu mystérieux, surtout vu à travers les yeux d’un animal. Sur son chemin, EO, un âne gris aux yeux mélancoliques, rencontre des gens bien et d’autres mauvais, fait l’expérience de la joie et de la peine, et la roue de la fortune transforme tour à tour sa chance en désastre et son désespoir en bonheur inattendu. Mais jamais, à aucun instant, il ne perd son innocence. 

Il y en a un qui a déjà a gagné sa palme dès le début de cette 75ème édition. C’est incontestablement celle du meilleur animal dans un film de la compétition (à créer sans aucun doute, en plus de la Dog Palm déjà existante… évidemment !). Et le gagnant est Hi-Han ou plutôt EO dans sa version originale, un âne qui nous rappelle un certain Balthazar que Robert Bresson avait immortalisé en 1966 pour concurrencer sans doute un certain Mage qui s’était retrouvé un jour à être lui aussi baptisé… Mais revenons à ce qui nous intéresse aujourd’hui. Le réalisateur polonais Jerzy Skolimowski estime que le classique relativement austère de Bresson est la seule fois où il a versé une larme au cinéma. Aujourd’hui, à 84 ans, il présente un film destiné à produire le même effet sur d’autres. J’ai dit un, mais en réalité pour ce EO six ânes différents sont au générique pour l’incarner (Hola, Tako, Marietta, Ettore, Rocco et Mela).

Alors, j’avoue ! Je n’ai pas eu de larmes, mais ressenti une vague de tendresse, une charge émotionnelle puissante, au fur et à mesure que se déployait cette fable étrange dotée d’une conscience écologique très contemporaine.

EO n’est pas un franchement un remake d’ Au hasard Balthazar, mais c’est certainement plus qu’un hommage.

Le film de Bresson brisait la sentimentalité à l’écran. Cinq minutes après que l’enfant n’ait donné son nom à Balthazar, il meurt, puis l’âne change de propriétaire à plusieurs reprises. Une possession anonyme à laquelle seul le public (et non les personnages) semble particulièrement attaché. Cette même dynamique est vraie ici, jusqu’à un certain point, sauf que Skolimowski romance davantage et anthropomorphise partiellement l’animal, lui apportant des plans subjectifs, des souvenirs, et ce qui s’apparente à des séquences de rêve.

L’expressivité émotionnelle d’EO est renforcée par les enregistrements de la respiration et du braiment de l’animal, ainsi que par la sublime bande originale néo-moderniste hyper-dramatique et inventive de Pawel Mykietyn qui transforme par instants ce film en une sorte d’opéra musical animaliste.

Alors que Skolimowski et la coscénariste Ewa Piaskowska présentent EO comme une sorte d’innocence incarnée, pratiquement chaque scène sert à mettre en évidence les immondes gardiens du monde que sont les hommes : violence, grossièreté, cruauté jaillissent de toute part.

Contrairement aussi au film de Bresson, qui commence à la naissance, l’âne est adulte dès le départ et porte déjà un nom, EO, qui apparaît à l’écran au milieu des lumières stroboscopiques d’un spectacle de cirque itinérant. EO est alors bien entouré et même adoré par Kasandra (Sandra Drzymalska), une jolie danseuse qui se produit à ses côtés sur la piste. Elle caresse sa crinière, dépose des baisers dans sa barbe et lui donne des muffins aux carottes… le paradis en sommes pour EO ! Mais c’est alors qu’une foule de défenseurs des animaux apparaît, accusant le cirque de « torture » et exigeant qu’il cesse immédiatement d’utiliser des animaux vivants. EO est emmené, les manifestants se croient victorieux, mais ils ne se rendent pas compte que sa vie va se dégrader à partir de cet instant.

Ajoutons que le cinéaste prend des risques audacieux dans sa réalisation, et il est parfois difficile de comprendre ce qui se passe, ou comment le pauvre âne est passé d’une scène à l’autre (il entre dans un tunnel et ressort dans un champ, ou sort par la porte d’entrée d’une villa italienne pour se retrouver dans un abattoir).

L’épisode sans doute le plus étrange – qui semble venir d’un tout autre cinéma – voit EO se lier d’amitié avec un jeune prêtre italien en crise (Lorenzo Zurzolo), beau-fils d’une Comtesse jouée par Isabelle Huppert.

L’entrée soudaine de Huppert transforme radicalement le registre de façon un peu surprenante : d’une part parce que, pour la première fois, le film bénéficie d’un afflux important de dialogues, d’autre part parce que le bris de vaisselle par Huppert est le signe d’un drame humain qui n’implique guère EO. Mais bon… EO ne vise que très rarement le réalisme pur et dur, et ce réalisme a tendance à être exacerbé, voire caricatural. Au lieu de cela, Skolimowski opte pour une approche onirique, épisodiquement fragmentée. Un effet récurrent est un filtre rouge sang, utilisé dans la séquence de cirque stroboscopique du début, et dans certains passages de drone avec une ambiance assez apocalyptique dans une forêt. EO ramène également parfois les choses à un niveau quasi microscopique, comme dans les gros plans d’araignées, d’une grenouille transportée dans un ruisseau, d’une file de fourmis sur une barre de bois.

Finalement, la vie d’EO n’est peut-être pas entièrement heureuse mais pas non plus totalement malheureuse. Elle est en tout cas très riche en événements et terriblement inspirante pour toutes celles et ceux qui oseront ouvrir le cœur et se laisser toucher. Mais dans ce genre d’histoire, sachez-le… c’est un peu comme dans les histoire d’A, comme dit la chanson. Suivez mon regard…