Chaque année, la sélection Un Certain Regard du Festival de Cannes nous révèle de véritables pépites où l’émotion domine. Cette année, c’est manifestement le cas avec Blue Bayou du cinéaste américain Justin Chon, qui aborde le douloureux sujet de la déportation massive d’enfants adoptés devenus adultes aux États-Unis et dont on parle peu. Il réussit néanmoins à élargir les angles avec brio en traitant des origines et de ce qui crée les liens familiaux.

Dans la première scène du film, le ton est donné lors d’un entretien d’embauche : « D’où venez-vous vraiment ? » C’est une question invasive qui est hélas terriblement familière aux personnes de couleur (comme on dit), une question qui s’immisce insidieusement dans leur vie quotidienne. Bien qu’elle puisse avoir des intentions innocentes et parfois même sympathique – voire empathique – elle est pourtant souvent hostile et ne sert qu’à stigmatiser ou exclure. Vous n’êtes pas vraiment à votre place ici, voilà la véritable signification qui se cache alors sous cette question. C’est donc cette même question qui est posée à Antonio (Justin Chon). Et cette question omniprésente sur les origines résonnera dans l’esprit de nombreux spectateurs tout au long du film : l’histoire d’Antonio illustre le fait que, quelle que soit la durée de notre séjour quelque part, notre droit d’y vivre pourra toujours être remis en question.

Depuis son premier film Gook primé à Sundance en 2017, centré sur les émeutes à Los Angeles, jusqu’au drame familial Ms. Purple, deux ans plus tard, l’acteur et cinéaste Justin Chon travaille autour d’histoires asio-américaines. Avec Blue Bayou, il se tourne vers la systémique en découvrant la déportation massive d’enfants adoptés, à l’âge adulte.

Comme l’indiquent le texte sur le générique de fin, des dizaines de milliers d’adoptés ont été expulsés ou sont en voie de l’être aux États-Unis, en raison d’un vide juridique exploitée. La loi sur la citoyenneté des enfants, qui accorde la citoyenneté à tous les enfants adoptés à l’étranger, ne protège pas ceux qui ont eu 18 ans avant la promulgation de la loi en 2001.

Ce film touchant raconte l’histoire d’un tatoueur de la Nouvelle-Orléans (Chon) qui, bien qu’il vive aux États-Unis depuis qu’il a été adopté en Corée lorsqu’il était enfant, risque d’être expulsé après une arrestation mineure sans rapport avec le sujet. Bien qu’il ait été amené aux USA à l’âge de trois ans et qu’il vive en Louisiane depuis plus de 30 ans, marié à Kathy (Alicia Vikander), devenu le « père » de la fille de son épouse qui attend maintenant un bébé de lui, il se retrouve menacé.

Blue Bayou fonde donc son scénario sur cette situation mais Chon parvient néanmoins à donner toute l’ampleur à son film lorsqu’il se concentre sur la délicate amitié entre Antonio et Parker (Linh Dan Pham), une réfugiée vietnamienne à la voix douce et une patiente atteinte d’un cancer dans ses derniers jours. Alors qu’Antonio tente de prouver aux autorités qu’il est authentiquement américain, Parker est celle qui l’aide à se sentir asiatique, ce qui est d’autant plus précieux qu’il a passé la majeure partie de sa vie sous la garde de parents adoptifs blancs. S’ajoute merveilleusement bien à tout cela le lien filial qui se tisse entre Antonio et la fille de Kathy, non par quoi que ce soit d’imposé mais par l’expression du choix : « je t’ai choisi ». À partir de là, et de l’histoire passée d’Antonio avec ses parents adoptifs et celle avec sa mère biologique se dévoile toute une réflexion sur ce qui nous fait être famille, ce qui nous lie ou plutôt nous relie…

Chon filme tout ces moments avec une beauté envoûtante. La chaleur de la Louisiane irradie l’écran tandis que la caméra capte les gouttelettes de sueur qui coulent sur les visages épuisés. On sent l’influence du maître Wong Kar-wai, perceptible plus ou moins partout, dans les néons aveuglants d’un salon de tatouage, les lumières scintillantes des rues animées de la Nouvelle-Orléans et dans l’histoire même d’un amour passionné qui s’effiloche lentement. Ce n’est peut-être pas une coïncidence si le véhicule de prédilection d’ Antonio est une moto.

Blue Bayou arrive donc peut-être à point nommé, à la fois pour son réalisateur en pleine ascension et pour l’urgence morale qu’il expose de façon si déchirante. Et pour conclure, je repense avec tendresse à ces doux moments de subtilité, que nous offre Blue Bayou. Comme celui où Parker explique à Antonio que la fleur de lys est courante au Vietnam comme à la Nouvelle-Orléans. C’est sa fleur préférée parce que « les nénuphars ont l’air de ne pas avoir de racines, mais ils en ont ». Les humains s’adaptent facilement, mais à un moment donné, nous nous plantons là où nous sentons et savons que nous avons notre place.