Si le festival a offert plusieurs moments de grâce et de réflexion, il n’a pas non plus échappé à quelques déséquilibres dans sa programmation.
L’un des traits saillants de cette édition fut sans conteste l’engagement social et politique des œuvres en compétition. Des films venus d’Iran, du Brésil, d’Ukraine ou encore de Belgique ont porté un regard critique et souvent poignant sur les réalités contemporaines : autoritarisme, corruption, exil, violence et guerres, mais aussi les liens familiaux ou les espoirs ténus des laissés-pour-compte. Le rapport à la vérité a été aussi une sorte de fil rouge transversal dans un grand nombre de longs-métrages projetés dans les diverses compétitions, voire en dehors.
On retiendra par exemple la force du cinéma de Jafar Panahi (Un simple accident), la tension historique de L’Agent secret de Kleber Mendonça Filho, la déchirure collective et individuelle d’un monde en crise (Sirat) ou encore la tendresse sobre de Jeunes Mères des frères Dardenne. Cette richesse de regards a contribué à faire de cette édition un miroir de notre monde, interrogeant la conscience du spectateur avec une intensité souvent bouleversante. En revanche, cette densité thématique n’a pas toujours été synonyme de réussite artistique.
Certaines œuvres ont peiné à convaincre, comme Alpha de Julia Ducournau, à la narration confuse, ou encore The Phoenician Scheme de Wes Anderson, dont l’ambition poétique et son style (presque caricatural) se sont perdus dans l’hermétisme et une sorte de distanciation du spectateur. Ce contraste a pu donner à la sélection une impression d’inégale cohérence, notamment du côté des films américains, souvent plus divisés par la critique.
Un palmarès engagé et sensible
Le palmarès reflète en grande partie cette tonalité engagée. La Palme d’or a été décernée à Un simple accident de Jafar Panahi, œuvre sobre et percutante sur la mécanique de la violence d’État, où le burlesque parvient à nous conduire étonnamment vers une réflexion très profonde – ou encore, pour le dire autrement, reprenant le titre de ma critique une capacité à nous faire rire au bord du gouffre.
Le Grand Prix a été attribué à Valeur sentimentale de Joachim Trier, portrait délicat d’un père et de ses deux filles, nous offrant d’explorer les méandres de la mémoire familiale, les blessures intergénérationnelles et le pouvoir réparateur de l’art.
Le Brésilien Kleber Mendonça Filho a été salué pour sa réalisation de L’Agent secret, thriller politique mené avec virtuosité, tandis que Wagner Moura (que l’on avait aussi vu sous les traits de Pablo Escobar dans la série Narcos), dans le même film, a reçu le prix d’interprétation masculine.
Côté féminin, et avec comme une sorte d’évidence, c’est la jeune Nadia Melliti qui a ému le jury dans La Petite Dernière, un récit d’émancipation tout en pudeur. Le prix du scénario a couronné les Dardenne pour leur regard toujours précis et humain sur la marginalité, dans Jeunes Mères.
Le jury a également honoré deux films à égalité pour le Prix du jury : l’exceptionnel Sirat d’Óliver Laxe (qui aurait sans doute mérité mieux), méditation spirituelle sur la traversée du désert et la fin d’un monde, et Sound of Falling de Mascha Schilinski, drame familial à fleur de peau. Un prix spécial, tout à fait mérité, a été remis au chinois Bi Gan pour Résurrection, expérience sensorielle et philosophique envoûtante.
Espérance, dignité et spiritualité : les prix alternatifs
Parmi les prix qui prolongent l’esprit du festival au-delà du glamour et des projecteurs, le Prix œcuménique s’est distingué cette année en récompensant Jeunes Mères des frères Dardenne. Jean-Pierre et Luc, membre du club restreint des gagnants de deux palmes d’or, avait déjà obtenu dans le passé deux mentions de ce jury – l’une pour Rosetta en 1999, l’autre en 2002 pour Le Fils – et un prix spécial à l’occasion des 40 ans en 2014, mais jamais le prix œcuménique.
Jeunes mères, leur nouveau film (en salles actuellement), ancré dans la réalité sociale, célèbre la force des liens et la résilience de femmes souvent invisibles, à travers un regard plein de dignité, de douceur et d’espérance. Le président Lukas Jirsa a souligné combien cette proposition cinématographique illustrait une approche éthique, non pas par de grandes démonstrations mais par des gestes bienveillants. Pour le Jury œcuménique, c’est un film qui nous ramène à une vérité profonde : l’amour peut perdurer, même quand la famille – cette structure sociale fondamentale – est défaillante, quand les circonstances sont défavorables, quand le fardeau des responsabilités d’adultes pèse sur la jeunesse. Ce film nous révèle que même les petits gestes persistants d’affection et de soin, qu’ils proviennent de personnes ou d’institutions, peuvent guérir les blessures les plus profondes. Un choix consensuel et heureux, en parfaite cohérence avec les critères de ce jury interconfessionnel, qui distingue les œuvres alliant qualité artistique et dimension spirituelle ou humaniste.
Le Prix de la Citoyenneté, quant à lui, a aussi logiquement salué Un simple accident pour sa dénonciation courageuse des dérives du pouvoir en Iran. Ce prix distingue en effet les films porteurs de valeurs civiques, de justice et de responsabilité sociale, valeurs auxquelles de nombreux chrétiens peuvent également se reconnaître.
Enfin, le prix FIPRESCI de la critique internationale, remis en même temps que celui du Jury œcuménique lors d’une cérémonie conjointe, a été attribué à L’Agent secret, preuve que ce film alliant suspens, engagement et maîtrise esthétique a séduit bien au-delà du jury officiel.
Un cinéma de l’essentiel
En définitive, on peut observer que cette 78e édition s’inscrit dans la continuité d’un cinéma mondial inquiet, lucide mais capable aussi d’insuffler une forme d’espérance. Malgré quelques irrégularités dans la sélection, le Festival a montré que les récits qui comptent aujourd’hui sont ceux qui parlent de justice, de vérité, de pardon ou de courage. Des récits où l’on cherche encore – parfois à tâtons – la lumière au milieu de la nuit. Un cinéma qui, sans nécessairement professer la foi, en partage souvent les interrogations les plus profondes. Preuve sans doute, comme j’aime le dire et le redire encore, qu’au cœur de cette tension, s’invite la possibilité d’un dialogue fécond entre culture et spiritualité.