La beauté, c’est bien joli, mais sans l’intelligence ? Flora Tristan disposait d’un esprit de lumière, une acuité sur le monde qui lui permettait de s’élever au dessus des apparences. En écrivant la vie de cette femme ayant traversé l’Atlantique et mille épreuves, devenue par la force de son courage et de ses convictions l’une des figures majeures des luttes sociales au dix-neuvième siècle, Brigitte Krulic, professeur à Paris-Nanterre, ne cherche pas seulement à faire mieux connaître une personnalité formidable. Avec « Flora Tristan » (Gallimard, 381p. 21,50 €) cette historienne démontre que le courage et l’audace peuvent soulever des montagnes.

Flora Tristan naît le 18 germinal an XI (7 avril 1803) à Paris. Elle est la fille de Mariano Tristan Moscoso, gentilhomme espagnol ami de Bolivar, impliqué dans les conflits d’Amérique latine, et d’Anne-Pierre Laisnay. Ses parents ne sont pas mariés. Voilà qui ne pose pas que des problèmes de convenance : quand Mariano meurt, en 1818, s’amorce une quête épuisante. « Anne-Pierre a élevé sa fille dans la certitude qu’elle entrerait un jour en possession d’un héritage qui lui revenait de droit, souligne Brigitte Krulic. La jeune fille se laisse convaincre qu’elle est née pour avoir une part égale à celle de Don Pio [son oncle NDLR] lorsqu’il s’agira de recueillir l’immense héritage de sa grand-mère.»

Flora, tôt mariée avec André Chazal, aussi moche au moral qu’au physique, donne naissance à trois enfants, dont deux survivent, Ernest et Adeline. On ne peut tout raconter. Bravant la surveillance policière et les contraintes sociales, Flora Tristan quitte le domicile conjugal, confie la garde des enfants à des personnes qu’elle espère digne de confiance, et part pour le Pérou dans l’espoir de voir son oncle et de percevoir enfin ce qui lui est dû. Le capitaine du navire qui l’emmène la protège, mais il en est raide dingue amoureux. Car enfin, si nous ne l’avons pas encore décrite, avec ses yeux tendres, sa longue chevelure de nuit, sa silhouette élancée, Flora Tristan frappe le cœur et l’esprit de qui la rencontre.

S’affranchir des barrières

L’oncle roué négocie dur et lui concède le minimum. De retour en France, travaillant dans des conditions difficiles, notre héroïne publie un premier livre. C’est encore un acte de courage parce qu’elle ne dispose pas d’une instruction très élevée, d’une culture et d’une assurance qui lui permettraient de se hisser au niveau de ses adversaires. Qu’importe, Flora s’affranchit des barrières. « Elle a inscrit en exergue de sa brochure une injonction adaptée de l’Evangile : « Aidez-vous les uns les autres », posant ainsi les jalons d’une morale de la fraternité qui se nourrit d’un christianisme dégagé des institutions ecclésiales, observe Brigitte Krulic. Son constat de départ, c’est qu’après l’effondrement de l’Ancien Régime, la société française, profondément divisée, peine à réinventer le lien social ». Femme luttant pour l’émancipation de toutes les femmes, ayant pris conscience, l’une des premières, de l’existence d’une classe ouvrière, elle veut rassembler.
« C’est là le point d’articulation et l’originalité des conceptions que Flora approfondira dans ses œuvres à venir, explique Brigitte Krulic : un élan messianique qui place l’appartenance sexuée au cœur de la question sociale. » Une des évidences de notre temps, cette idée que le statut des femmes offre un reflet fidèle de l’égalité ou des inégalités dans une société, prend naissance dans la pensée de Flora Tristan. Dégagée de tout cléricalisme, elle est profondément marquée par l’amour de Dieu, par la figure du christ. En fondant « L’Unité ouvrière », en parcourant la France afin de sensibiliser les prolétaires aux perspectives que pourrait leur offrir le dépassement des querelles partisanes, Flora Tristan invente un militantisme à la fois radical par ses ambitions, généreux dans ses principes et soucieux de progrès. Le succès qu’elle rencontre laisse la porte ouverte à de grandes espérances. Hélas elle est frappée par une congestion cérébrale et meurt à Bordeaux, tout juste âgée de quarante et un ans.

Sans jamais nous faire la leçon, Brigitte Krulic invite à méditer l’exemple d’une femme d’exception qui sut donner le la d’une partition de justice. Oui, la beauté, c’est bien joli, mais sans l’intelligence? En suivant le parcours de Flora Tristan, nous nous le demandions, quand on apprit la disparition d’une étoile. Disparition, vraiment ? Non… Ce n’est qu’une éclipse.