Dans Godfather of Harlem, la nouvelle série de Chris Brancato (Narcos) à voir actuellement sur StarzPlay qui se déroule dans le Harlem des années 60, l’acteur et producteur Forest Whitaker fait parfaitement bien les choses dans le rôle de Ellsworth « Bumpy » Johnson, véritable parrain de la pègre afro-américaine, au milieu d’une ribambelle de comédiens remarquables. Une série ambitieuse qui touche en plein dans le mille, construite dans un mouvement croisé entre thriller mafieux et lutte pour les droits civiques, personnages de fictions et héros de l’Histoire. 

Au début des années 60, Bumpy Johnson, le caïd craint et respecté de Harlem, retrouve son quartier après avoir purgé 10 ans à Alcatraz pour trafic de drogue. Et les choses ont changé… beaucoup. Son entreprise de reconquête du pouvoir se heurte à la mafia italienne qui y contrôle la distribution d’héroïne et se frotte au combat de Malcolm X, leader de l’organisation politico-religieuse « Nation of Islam » qui tente notamment de sortir les junkies afro-américains de la rue. Vincent « The Chin » Gigante (Vincent D’Onofrio) n’est pas près de céder son nouveau territoire au parrain de retour, ni de lâcher les flics véreux de la police de New York qu’il a achetés en l’absence de Bumpy. Pour reprendre le contrôle, Bumpy doit faire face aux réalités complexes d’une communauté sur le point de connaître des changements massifs grâce au mouvement des droits civiques et aux alliances changeantes de la criminalité à New York. C’est un nouveau jour, et alors que le patron du crime vieillissant veut voir son peuple s’élever, son empire souterrain qui dépend de la corruption, du vice et de la violence risque de le faire tomber…

Après Watchmen, la quatrième saison de Fargo en passant par Lovecraft Country ou The Good Lord Bird, cette année télévisuelle a été marquée par la question des tensions racistes qui rongent le pays, écho d’un passé qui se prolonge encore et encore, ou stigmates qui ne cessent de se rouvrir. Et Godfather of Harlem vient apporter sa pierre à l’édifice très pertinemment, justement sur ce rapport entre passé et présent, fiction et réalité.

La première saison de Godfather of Harlem et ses 10 épisodes explore les tensions de l’époque sur le fil narratif de l’ambivalence, avec un récit qui s’inspire autant de la lutte des noirs pour un changement nécessaire que celle des membres des gangs pour le pouvoir de l’argent. Et le grand atout se trouve précisément ici, dans ce jeu constant et subtil entre les deux. Avec des personnages qui naviguent avec aisance de l’une vers l’autre. Et à leurs côtés, en surgissent d’autres, historiques, tels que Malcolm X (Nigél Thatch, qui a également joué l’icône des droits civiques dans Selma d’Ava DuVernay), un personnage clé de la série, apportant un certain sens de la justice sociale mais aussi lui-même pétri de paradoxes. C’est aussi le célèbre et controversé membre du Congrès, représentant du quartier de Harlem, Adam Clayton Powell Jr (un formidable Giancarlo Esposito pratiquement méconnaissable), qui a régulièrement utilisé la chaire et l’évangile pour promouvoir ses intérêts et s’attirer les faveurs de toutes les autres factions politiques non éthiques de New York et de la nation. Bien qu’ils soient aux antipodes l’un de l’autre, Ils s’accorderont à dire que « le changement est à venir » (ce qui reste discutable précisément) … pour faire écho à la chanson du moment. Et puis se joue aussi le début de carrière de Cassius Clay et une tentative de le faire se coucher pour des intérêts pécuniaires… mais encore, et en toile de fond, la marche sur Washington, Mahalia Jackson, le pasteur King ou l’assassinat de Kennedy. Et puis l’on découvre des habitants de Harlem tiraillés entre deux religions reflétant également la lutte plus large entre les enseignements de Malcolm X et de Martin Luther King Jr. Tous ces courants culturels et spirituels sont finalement autant de variables qui poussent cette histoire dans des directions inattendues, et lui insufflent une grande profondeur et un contexte qui font souvent défaut aux drames « familiaux » du crime organisé.

Alors, bien sûr, Godfather of Harlem est, tout de même et avant tout, une histoire de truands, une truculente immersion au cœur des affranchis et autres mafieux américains.

Bumpy Johnson et Gigante furent d’ailleurs des sommités en la matière. On dit qu’ils travaillaient tous deux pour le même patron, Vito Genovese, à l’époque, mais là, ils sont surtout tous deux antagonistes. Ils se battent pour le même territoire et la même entreprise et parfois, quand même, ils s’associent par nécessité. L’histoire racontée ici précède en fait les événements relatés dans American Gangster (2007), ce grand film de Ridley Scott dans lequel Denzel Washington jouait le personnage de Frank Lucas, un ancien chauffeur et tueur à gages pour Johnson, devenu à son tour patron de la mafia et trafiquant de drogue. Alors tout y est, comme dans toute bonne fresque du genre… gentils noms d’oiseaux, du sang, un soupçon d’humour à l’italienne indispensable, de jolies filles, quelques personnages hors-normes, de l’alcool, un peu de sexe, les syndicats noirs, les mafieux cubains, les flics corrompus de la police de New York… mais aussi les squats ou repères de junkies, les arrière-cours et autres sous-sols sombres, terrains de jeu de tortures peu ragoutantes ou autres crimes horribilis…

Et puis, il y a les à-côtés si déterminants dans la qualité d’une fiction comme celle-là, on pourra aussi se réjouir de ce qui élève Godfather Of Harlem au-dessus d’un simple bain de sang standard, avec l’évocation élégante d’un New York à l’aube d’un grand bouleversement filmé par John Ridley, un spécialiste du genre (American Crime, New York 911). Les maisons et églises en grès brun si caractéristique, les clubs de jazz, magasins de disques, appartements haut de gamme et bien forcément la rue… tous sont ramenés à la vie avec authenticité et un profond respect. Quant à la bande-son de Swizz Beatz, elle donne à ce récit passé une allure moderne grâce à son mélange de vieux morceaux reconnaissables, de nouvelles compositions soul qui auraient pu être chantées dans les clubs du milieu du siècle à Harlem, et de morceaux hip-hop originaux qui relient le passé au présent, un peu à la façon de ce que nous a déjà proposé Peaky Blinders.

Ce préquel non officiel à American Gangster joue avec une certaine nostalgie de l’époque et en s’ancrant dans l’Histoire, mais sa représentation d’un monde racialement divisé, corrompu et souvent vénal, sonne tout aussi vrai aujourd’hui. Et puisque ce n’est toujours pas fini ici et maintenant, alors pourquoi ne pas continuer aussi dans la fiction… c’est pourquoi on attend la saison 2 impatiemment… elle nous est promise.