N’oublions jamais. Ces robes de printemps qui semblaient danser contre la mort et ces visages revenus du front – comme de tout –, surpris de revoir la vie, qui saisissaient des baisers par brassées ; la ville de Marseille aux ruines de soleil, et « nos couleurs, nos belles couleurs », invoquées par Leclerc dans le serment de Koufra, flottant au vent de la cathédrale de Strasbourg ; et puis les spectres à l’hôtel Lutetia, le silence des fantômes dans le cœur des familles ; enfin le faciès de la haine dans un geste, une vengeance, une injustice. Il y a quatre-vingts ans de cela, la France était libérée du joug nazi. Par vagues. En cette année de commémoration, Valérie Manns présente un documentaire en trois parties de 52 minutes chacune, série formidable tissée d’archives, de témoignages, et d’émotions : « Libération (s) ». Classique ? Oui. Mais surtout pas conventionnel. 

« Trois principes ont guidé mon travail, nous déclare la réalisatrice. J’ai d’abord voulu bâtir le film sur le point de vue des civils, et pour cela m’appuyer sur des sources visuelles inédites. Eve Feuilloy et Amélie Sourice, documentalistes, ont exploré pendant huit mois de multiples fonds départementaux, régionaux, parfois même internationaux, de sorte que je puisse utiliser des images prises par des amateurs, des gens ordinaires, et non par des professionnels. J’ai voulu, de surcroît, déconstruire les clichés, montrer que l’histoire de la Libération est bien plus complexe, plus sombre qu’on l’imagine. Enfin je souligne que, dans notre pays, chaque région, chaque ville ou village a connu sa propre libération. Suivant la stratégie des Allemands, les forces en présence, les difficultés multiples, certains Français ont connu l’euphorie de la victoire dès les premiers jours et d’autres ont vécu les horreurs d’une guerre sans merci durant de longs mois. »

Des sources variées

Ce n’est donc pas seulement l’entrelacs des destinées qui nous est proposé – ce qui ne serait déjà pas si mal – mais un savant mélange des temporalités, à hauteur d’hommes, de femmes et d’enfants. Le défi n’était pas mince, car il supposait de faire comprendre la diversité des situations, personnelles et collectives (de rappeler par exemple que la Normandie ne fut complètement libérée qu’en septembre 1944, alors qu’à Paris la liesse dominait, que l’Alsace vivait la plus terrible des répressions) le tout sans égarer le public.

Les témoignages, comme il est d’usage, permettent d’éclairer le récit. Mais là encore, Valérie Manns ne verse pas dans le conformisme de pensée. « J’ai tenu à croiser la parole des survivants, qui nous font partager leurs souvenirs et leurs émotions, avec des lectures de journaux intimes, de récits d’écrivains eux-mêmes impliqués dans la tragédie de l’Histoire, explique la cinéaste. Par la variété des sources, j’espère avoir fait comprendre la complexité de l’ensemble. »

Un souci constant de vérité

Protestante, la réalisatrice a beaucoup réfléchi sur ce qu’elle pouvait montrer. Ne reculant pas devant l’épouvante – on pense à la scène de lynchage d’un jeune homme – par un souci constant de vérité, mais rejetant toute forme de voyeurisme, elle s’est posé de nombreuses questions éthiques. « Une image est juste quand elle se suffit à elle-même et quand elle permet de mieux transmettre ce qui s’est produit, estime Valérie Manns. Elle ne doit pas soumettre le spectateur, mais au contraire l’encourager à aller plus loin, à pratiquer une forme d’exégèse. Ma culture protestante m’entraîne à construire un dialogue entre l’image et la parole, entre l’image et le texte, à jouer du décalage plutôt que de l’illustration mécanique, à stimuler l’imagination des spectateurs plutôt qu’à l’enfermer dans ma propre vision.»

« Libération(s) » nous invite à réfléchir à notre époque. En regardant ce documentaire, nous ne nous demandons pas uniquement ce que nous aurions fait si nous avions vécu ces terribles années, mais encore ce que nous ferions si jamais la France était impliquée dans une nouvelle guerre. Quand les combats font rage entre l’Ukraine et la Russie, qui peut s’exonérer de telles réflexions? Valérie Manns ne juge personne. Elle nous interroge autant qu’elle s’interroge. Ses convictions, fermes, donnent à penser plus qu’elles imposent. «Tous mes films tournent autour de la question de la liberté, nous dit-elle. En réalisant ce documentaire, j’ai voulu comprendre ce que signifie l’expression « être libérée ». A l’heure où notre pays paraît si divisé, le Rassemblement National diffusant le poison de la haine, il me semble essentiel de retrouver le sens et le chemin de la paix. » 

Le sous-titre du film, « Dans la joie et la douleur », est inspiré par une chanson de Charles Trenet, grand succès de l’Occupation. « Douce France » ? On l’espère, encore et toujours !

A voir :  

« Libération(s) » un film inédit écrit et réalisé par Valérie Manns, 3 fois 52 minutes, diffusé le 15 août à 21h10 et disponible sur france.tv