Par Matthieu Arnold, professeur d’histoire du christianisme
À lire Karl Barth, tout un monde se serait écroulé lorsque, jeune pasteur, il aurait vu la signature de certains de ses maîtres au bas du « Manifeste des 93 », cette lettre ouverte par laquelle dès 1914, des scientifiques allemands prirent fait et cause pour la politique belliqueuse de l’Allemagne. En effet, il est choquant que, sans hésiter, des théologiens qui avaient tant insisté sur la supériorité morale du christianisme et sur le double commandement d’amour de Jésus aient conféré une dignité théologique aux atrocités des combats. Ainsi, le célèbre Adolf Harnack compara le fait que les troupes du « Kaiser » avaient envahi la Belgique, pays neutre, à l’autorisation que Jésus avait donnée à ses disciples d’arracher des épis le jour du sabbat !
Une rupture brutale
À la veille de 1914, les contacts entre les protestants français et allemands étaient fréquents. Toutefois, l’entrée en guerre mit à mal la solidarité confessionnelle au profit de l’union nationale. Les échanges épistolaires entre Charles Babut et Ernst von Dryander, prédicateur de la Cour impériale, témoignent du fossé qui s’était brutalement creusé entre les amis de jadis. Le 4 août 1914, Babut l’invita à rédiger une déclaration commune affirmant le rejet de toute haine de l’ennemi du moment et exhortant à mener la guerre avec humanité ; Dryander repoussa cette offre, justifiant de surcroît l’invasion de la Belgique : Quand on lutte pour sa survie, on ne se pose pas la question de savoir si l’on va enfoncer le portail de son voisin.
Dès lors, en Allemagne comme en France, les pasteurs prêchèrent dans un sens d’autant plus nationaliste que tous étaient convaincus que leur patrie menait une guerre défensive – et donc juste : pour les Allemands, il était vital de rompre l’« alliance funeste » entre la France revancharde, la belliqueuse Russie et la fourbe Angleterre ; pour les Français, les brutaux Allemands étaient les seuls responsables du conflit. De surcroît, les protestants français étaient contraints d’afficher un patriotisme que beaucoup de leurs compatriotes mettaient en doute.
Un dieu guerrier
La figure et les propos de Jésus, qui auraient dû constituer d’utiles garde-fous contre un dévoiement du message chrétien, furent pervertis : Jésus, patriote modèle, avait réservé son amour à son peuple ; il avait été un « héros viril », et non pas une figure « doucereuse et faiblarde ». De même, Dieu le Père fut affublé de traits brutaux : seul Karl Barth, qui se trouvait en Suisse, pays neutre, pouvait affirmer qu’il ne prenait aucun plaisir au conflit mondial, et que lui-même guerroyait contre le seul péché, en chaque homme. En Allemagne, certains prédicateurs louèrent Dieu d’avoir doté son peuple de canons et de mortiers, tandis qu’un pasteur français, moins moderne sur ce point, affirma qu’il était présent jusque dans une charge de baïonnette. Rares furent les sermons exhortant à l’amour de l’ennemi.
Par leurs prédications, sans doute les pasteurs protestants n’ont-ils pas exercé une influence décisive sur les horreurs de 1914-1918 ; du moins ont-ils contribué, avec bien d’autres intellectuels, à ce que, plus de quatre années durant, tant au front qu’à l’arrière on accepte ce qui était incompatible avec des convictions chrétiennes.
Cet article est paru dans les différentes éditions de la Presse Régionale Protestante