Ce qui fait mémoire au coin d’un bois se change en épopée. La mythologie n’est pas conçue pour les tièdes. Pauvres marins dont le cœur est sec et l’ambition médiocre : ils naviguent en eaux troubles et se laissent berner par les sirènes de leur paresse. Ulysse, au contraire, nous offre un modèle de ruse autant que de bonté, de chance et de ténacité. Les Cévenols aussi, qui depuis des lustres ont élu domicile du côté du courage.
La traduction que Philippe Brunet propose de l’Odyssée (Le Seuil 597 p. 26 €) nous ouvre une fenêtre sur la littérature de la plus haute volée. « Comparaison n’est pas raison », dit-on souvent. Certes. Mais pour faire comprendre un point de vue quant à la poésie, faire entendre la musique des mots se justifie. Voici la situation : les Dieux de l’Olympe réunis, Zeus a manifesté sa surprise en écoutant sa fille lui demander quelques nouvelles du roi d’Ithaque.
« La déesse aux yeux brillants, Athénée, lui répondit : «Notre père, fils de Cronos, Puissance souveraine, s’il agrée maintenant aux Bienheureux que le prudent Ulysse revienne à sa maison, dépêchons Hermès, le messager Argiphonte, en l’île Ogygie, afin qu’au plus vite il porte à la nymphe aux belles boucles notre immuable arrêt, le retour du patient Ulysse ! » écrivaient Médéric Dufour et Jeanne Raison, dans la collection Garnier de 1954. Voici, du même chant, la traduction de Brunet :
« Elle lui répondit, Athéna, la déesse yeux-de-chouette : « Fils de Cronos, notre père, ô toi le maître des maîtres, s’il est doux maintenant aux bienheureux que cet homme rentre dans sa maison, cet Ulysse raison-innombrable, laissons agir Hermès, messager sillage-splendide, sur l’île d’Ogygie, afin qu’il annonce au plus vite à la nymphe bien bouclée ton plan véridique… »
Impossible de citer les milliers de vers de l’Odyssée, mais sachez que l’influence d’un René Char ici se laisse deviner. Philippe Brunet, professeur à l’université, transcende la science et nous emporte au sommet de son art.
Autre chant, mélodie d’un autre timbre, mais qualité du même tonneau – comme aurait dit Diogène– :« Enquête sur un roman, « L’Épervier de Maheux » paru chez Le bousquet-la barthe éditions (150 p. 16 €). Ce nouvel opus de Patrick Cabanel illustré par de très jolis dessins d’Anne-Marie Piaulet, ne peut pas vous échapper. Les villages cévenols aussi sont des îles, où tracer son destin. Tout le monde cependant ne sait pas les décrire.
Avez-vous vraiment lu Patrick Cabanel ? On veut dire, avec toute l’attention qu’il mérite ? A tour de bras le bonhomme publie. Parfois deux livres par an, des livres de géant – souvent plusieurs centaines de pages. Il arpente les mêmes paysages, rassemblent nos siècles en gerbes de feu, fabrique à la fin ce qu’il faut bien appeler une œuvre d’ampleur. Le protestantisme de cet historien n’est pas une petite fleur que l’on porte à la boutonnière. Il exige de la recherche, travaille la pensée comme la roche en mouvements souterrains, fait surgir des images en lumières. Avec simplicité pourtant. Patrick Cabanel, qu’il analyse la façon dont les familles juives ont été protégées des nazis, le parcours de Ferdinand Buisson, la vie des prisonnières en leur tour, tient le lyrisme à distance. Il joue de son accent quand il parle – un musicien de la sociabilité, rieur et fraternel comme il y en a peu– mais il use de la sobriété quand il écrit.
D’où vient, dès lors, que cette économie diffuse un charme qui tient le lecteur en haleine ? Du rythme intérieur, de la volonté d’expliquer sans jamais ennuyer. La phrase de Cabanel coule de source. Il y a de l’aède en lui. Poète à l’antique, des Cévennes comme on l’est de Ionie. Patrick Cabanel possède le grand art du conteur. Il éclaire l’esprit, divertit notre cœur. Dieu vomit les tièdes.