« Je viens vous demander si vous avez besoin de quelqu’un pour le Congo ? Je serais heureux de me mettre à votre disposition. »

Une décision surprenante

L’homme qui, le 9 juillet 1905, adresse ces lignes à Alfred Boegner, le Directeur de la Société des Missions de Paris, est un candidat atypique, même s’il est fils de pasteur. Né en 1875 en Alsace, il est, de facto, citoyen allemand, puisque l’Allemagne a annexé cette province en 1871. Albert Schweitzer est alors une véritable célébrité, à Strasbourg et au-delà. Depuis 1900, il est vicaire à la paroisse allemande de Saint- Nicolas, et ses sermons, nourris par le message de Jésus, ne se contentent pas de réconforter ses ouailles : ils leur disent aussi que seule l’action à la suite de Jésus procure le bonheur véritable ; ils leur apprennent que chaque être humain peut collaborer à l’avènement du royaume de Dieu, en se consacrant à son prochain, dans sa profession ou par une action bénévole ; ils ne leur cachent pas les méfaits du colonialisme – en Afrique surtout – et l’exigence de réparer, d’« expier » ces exactions : « Congo, le pays du caoutchouc ! Si les pneus des automobiles qui glissent sur nos chaussées pouvaient parler ! Ils nous raconteraient les histoires de l’oppression silencieuse et des tourments muets de ceux qui, dans la forêt vierge, sont forcés de livrer la matière de ces roues aux comptoirs2. » Ce message exigeant et lucide ne manque pas d’attirer des auditeurs, même si souvent il a dû les bousculer.

Enseignant

Depuis 1902, Schweitzer enseigne aussi à la Faculté de théologie protestante de l’université de Strasbourg. Dans ses cours, qui portent sur le Nouveau testament, il replace le message de Jésus dans le cadre du judaïsme de son temps : il reproche à ses collègues de présenter le Nazaréen comme un maître de morale falot dont la pensée serait directement accessible à l’homme contemporain; pour Schweitzer, les exigences éthiques de Jésus restent actuelles mais sa conception du royaume (il viendra à la suite d’une catastrophe cosmique, que Jésus pense hâter par sa Passion) en fait aussi un être étrange pour notre époque, et l’historien ne doit pas gommer cette étrangeté.

C’est ainsi que, en 1905, en plus de quatre cents pages, Schweitzer dresse un bilan, brillant autant que dévastateur, de plus de deux siècles de « recherches sur la vie de Jésus » (l’ouvrage paraît en 1906) : tous les auteurs, ou presque, ont négligé l’importance de l’eschatologie pour Jésus. Pour entrer en communion avec Jésus, ce n’est pas la voie de l’histoire qu’il faut emprunter mais celle de l’action en son nom: « Jésus vient vers nous comme un inconnu et un anonyme, tout comme, sur la rive du lac, il s’est approché des hommes [les premiers disciples] qui ignoraient qui il était. Et il [nous] dit la même chose : « Mais toi, suis-moi ! », en nous plaçant en face des problèmes qu’il lui faut résoudre pour notre temps. Il ordonne. Et à ceux qui lui obéissent, sages ou non, il se révélera en ce qu’il leur sera donné de vivre en communion avec lui comme paix, action, combats et souffrances. Comme un secret ineffable, ils apprendront alors qui il est… 3 »

Musicien

En 1905, Schweitzer publie aussi, en français, une imposante biographie de Bach, qu’il qualifie de « musicien poète » : « Bach était poète dans l’âme, en ce qu’il cherchait dans un texte, avant tout, la poésie qu’il contient. Quelle différence entre lui et Mozart ! Mozart est purement musicien. Il prend un texte donné et l’habille d’une belle mélodie. Bach, au contraire, le creuse ; il l’approfondit jusqu’à ce qu’il ait trouvé l’idée qui, à ses yeux, représente l’essentiel, ce que devra illustrer la musique4. » Dans cet ouvrage, destiné en particulier à ses amis parisiens, Schweitzer, qui est un concertiste réputé, donne même des conseils pratiques aux organistes pour jouer Bach.

Au service de l’humain

Comment expliquer que cet homme, que le ministère pastoral, l’enseignement universitaire et la musique retenaient à Strasbourg, ait opté pour une voie risquée – « J’irai. Mais quel sera mon sort ? Quelle sera ma mort ? Quelles seront mes souffrances ? J’y vais pour être avec Jésus. Qu’il fasse de moi ce qu’il voudra5 » – qui l’éloignait de tout ce qui lui était cher ?

Écrivain

Dans ses écrits autobiographiques (Souvenirs de mon enfance, 1924 ; Ma vie et ma pensée, 1931), Schweitzer s’emploie à montrer que le choix de l’Afrique ne constitua pas une rupture avec son parcours antérieur. Enfant, il avait écouté avec passion les sermons que son père, lecteur assidu du Journal des Missions, consacrait à l’oeuvre missionnaire ; comme les autres enfants de son village de Gunsbach, près de Munster, il avait placé sa piécette dans le tronc destiné à recueillir l’offrande missionnaire et fait ainsi remuer la tête du négrillon. À Colmar, il avait été impressionné par le monument du sculpteur Auguste Bartholdi représentant les différents continents : le visage tourmenté d’un « Noir herculéen » exprimait toutes les souffrances du continent africain. Ainsi, à lire Schweitzer, le choix de l’Afrique plongerait ses racines jusque dans son enfance. Quant à l’idée de se rendre précisément au Congo, elle remonterait à la lecture, à l’automne 1904, d’une « brochure verte » de la Société des Missions, avec un article d’Alfred Boegner, « Les besoins de la Mission du Congo » : « [L’article] se terminait ainsi : « c’est de tels hommes qui répondent simplement sur un signe du Maître : « Seigneur, me voici » que l’Église a besoin ». Ayant achevé l’article, je me mis tranquillement au travail. Mes recherches avaient atteint leur terme6. »

Médecin

Le problème est que, en 1908, soit plus de quinze ans avant sa première autobiographie, Schweitzer écrit au musicien Gustav von Lüpke : « Il y a trois ans, dans ma trentième année, alors même que j’étais Privatdozent à l’Université, j’avais pris la résolution d’étudier la médecine, afin de partir comme médecin au Congo. […] J’ai lutté avec cette idée pendant dix ans, depuis ma vingtième année, décidé à agir quand j’aurai atteint mes 30 ans ; ma décision a été arrêtée le 14 janvier 1905, alors que je travaillais à mon Reimarus7. »

Cette lettre de Schweitzer nous informe, comme ses écrits autobiographiques, que c’est vers l’âge de 20 ans – au printemps de 1896, pour être exact –, qu’il décida de se vouer aux autres une fois qu’il aurait atteint 30 ans – l’âge auquel son modèle, Jésus, avait commencé son ministère public. Par contre, en 1896, il ignorait encore quelle forme prendrait cet engagement humanitaire, et ce n’est ni à l’automne 1904 ni le jour même de son anniversaire, le 14 janvier 1905, que Schweitzer arrêta sa décision de partir au Congo : sur ce point, ses regards rétrospectifs simplifient les méandres de sa vocation.

Philosophe

En effet, nous avons la chance de posséder des sources exactement contemporaines de cette décision: sa correspondance avec Hélène Bresslau, sa future épouse8. Ces lettres nous apprennent qu’entre l’automne de 1902 et l’été de 1905, les projets de Schweitzer varièrent. Il avait tout d’abord songé à devenir l’« éducateur du pastorat alsacien ». En décembre 1902, il fut nommé, avec effet au printemps suivant, directeur du « Stift », le foyer où résidaient les étudiants en théologie de Strasbourg ; il tint cette nomination pour la réalisation de son rêve : « éduquer de jeunes pasteurs par le contact quotidien avec eux, non pas des théologiens en chambre, mais des hommes d’action et des idéalistes ».

En même temps, le vaste logement de fonction dont il bénéficiait le plaçait dans les meilleures conditions pour réaliser son projet humanitaire : recueillir des garçons abandonnés et les éduquer.

Engagements

Hélas pour lui, les orphelinats n’étaient nullement disposés à confier des enfants à un homme célibataire, et, jusqu’au printemps de 1905, Schweitzer essuya échec sur échec. À dater de l’automne de 1904, l’idée de partir en Afrique commença à faire son chemin. Pourtant, les lettres à Hélène montrent que ce n’est que vers la fin du printemps 1905 que Schweitzer se décida pour le Congo – « l’autre chemin qui se perd dans le lointain » –, après avoir échoué à « agir dans [s]on milieu ». Entre le projet d’éduquer de jeunes garçons à Strasbourg et celui de partir en mission pour l’Afrique, il existe d’ailleurs une certaine continuité : dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’une œuvre éducative. En effet, les prédications de Schweitzer montrent qu’une des principales tâches qu’il assignait à la mission, outre l’expiation des crimes de la colonisation et la lutte contre la souffrance des Noirs, était l’éducation de ces derniers.

Le choix de la médecine

Le second point sur lequel, dans Ma vie et ma pensée (1931), Schweitzer simplifie la réalité a trait au choix de la médecine : il explique qu’après avoir parlé durant des années, il lui importait désormais d’agir. Il ne cache pas non plus que, en raison de ses opinions dogmatiques, de type libéral, il était peu probable que la Société des Missions l’agréât en tant que missionnaire9.

Or, Schweitzer ne décida pas d’emblée de faire des études médicales complètes. Dans sa lettre de candidature de juillet 1905, il mentionne le projet d’acquérir, en six mois, « quelques connaissances générales qu’il faut pour la mission, et surtout pour faire un peu de médecine », ce qui lui permettrait de partir au printemps de 1907. Le 12 octobre 1905, il redit à Alfred Boegner qu’il se tient « à l’entière disposition » de la Mission de Paris « pour dans deux ans », voire plus tôt si, par suite du décès d’un missionnaire, elle avait besoin de lui. Il ajoute toutefois : « Si par contre elle avait avantage à me laisser terminer mes études de médecine pour m’employer en même temps comme médecin, et s’il n’y a pas des vides à combler, je terminerai mes études10. »

En tout cas, Schweitzer ne tenait nullement le médecin comme l’homme de l’action, par opposition au missionnaire, l’homme de la parole : « La mission, c’est venir en aide ! À ceux qui sont abandonnés, infirmes, affamés, malades et rejetés11. » Ainsi, Schweitzer voulut se rendre en Afrique en tant que médecin missionnaire qui soigne les malades et soulage les souffrances morales en annonçant le message libérateur de l’Évangile.

La SMEP réticente

Quant aux réticences de la Société des Missions à l’employer comme missionnaire, elles étaient réelles – du moins chez une partie des membres de son comité. Ce sont elles qui amenèrent Schweitzer à promettre, en 1912, de rester « muet comme une carpe » en Afrique. Toutefois, on aurait tort d’insister seulement sur les rapports tendus entre Schweitzer et la Mission de Paris. Dès le 8 janvier 1906, Alfred Boegner accueillit son offre de services avec enthousiasme : « Ce jeune homme possède une piété vivante et une vie religieuse intense. Il a la certitude d’être appelé par Dieu à le servir comme missionnaire […] ».

Avec Jean Bianquis, le successeur de Boegner, Schweitzer eut également des relations pleines d’estime ; et lorsque, au printemps de 1912, le théologien fit des visites aux membres du comité, il fit forte impression à certains d’entre eux: « J’ai eu le sentiment très profond, rapporta Charles Vernes, que j’étais en présence d’un enfant de Dieu12. »

Les réticences de ses proches

Toutefois, Schweitzer n’eut pas à convaincre seulement la Mission de Paris : Hélène Bresslau exceptée, ses proches furent bouleversés par sa résolution de partir pour l’Afrique. Ainsi, le 20 octobre 1905, le pasteur Louis Schweitzer se confiait à sa fille Louise : « Je ne puis pas, comme pasteur qui regarde l’œuvre de la Mission comme un devoir du chrétien et qui la recommande à d’autres, empêcher mon fils de se vouer à cette œuvre, s’il s’y sent appelé. – Mais cela n’empêche que c’est dur pour les parents de voir leur fils, qu’ils croyaient arrivé au but, abandonner une belle carrière, dans laquelle il aurait certainement pu faire du bien, pour en choisir une autre qui l’exposera à beaucoup de dangers […]13. » Quant à Adèle Schweitzer, la mère d’Albert, elle persista jusqu’au bout dans son opposition aux projets de son fils : au matin du vendredi saint de 1913, elle ne desserra pas les dents lorsqu’Albert lui adressa la parole, et elle refusa de l’accompagner avec son épouse Hélène à la gare de Gunsbach qui constituait le point de départ de leur long périple pour le « Congo français » (actuel Gabon).

La famille de Schweitzer, comme ses collègues, lui reprochait de gaspiller son « talent », à la manière d’un général qui irait sur la ligne de front. Ces réserves peinèrent Schweitzer mais n’entamèrent en rien sa détermination. À compter du printemps de 1896, il lui avait fallu plus de neuf ans pour trouver sa voie ; ce but atteint, il n’en démordit pas, malgré tous les obstacles – théologiques, politiques, financiers, ou encore liés à la santé – qui se dressèrent sur sa route jusqu’en 1913. Il allait faire de Lambaréné, non seulement la destination d’un séjour de deux ans, ainsi qu’il l’avait envisagé avec prudence dans un premier temps, mais l’oeuvre d’une vie toute entière.

1 Lettre du 9 juillet 1905 (= cote Sch I/1), Archives du Défap. Pour tout ce qui suit, voir Matthieu Arnold, Albert Schweitzer. Les années alsaciennes, 1875-1913, Strasbourg, La Nuée Bleue, 2013.
2 Sermon du 8 janvier 1905 (Albert Schweitzer, Predigten 1898-1948, éd. Richard Brüllmann et Erich Gräßer, Munich, Beck, 2001), p. 613 s.
3 Albert Schweitzer, Von Reimarus zu Wrede. Eine Geschichte der “Leben-Jesu-Forschung”, Tübingen, Mohr Siebeck, 1906, p. 401.
4 J. S. Bach, p. 332.
5 Albert Schweitzer, Hélène Bresslau, Correspondance, t. I, éd. Jean-Paul Sorg, Colmar, Jérôme Do Bentzinger, 2005, p. 198.
6. Albert Schweitzer, Ma vie et ma pensée, p. 55 ; l’article de Boegner fut publié dans le Journal des Missions, juin 1904, p. 389-392.
7 Lettre du 10 juin 1908, Archives centrales Albert Schweitzer, Gunsbach.
8 Albert Schweitzer, Hélène Bresslau, Correspondance, éd. par Jean-Paul Sorg, 3 t., Colmar, Jérôme Do Bentzinger, 2005-2011.
9 Albert Schweitzer, Ma vie et ma pensée, p. 59s.
10 Lettre de Schweitzer du 12 octobre 1905, Sch. I/3 (Archives du Défap).
11 Sermon du 26 janvier 1908 (Predigten, p. 889s.)
12 Lettre de Charles Vernes à Jean Bianquis,
10 mai 1912, Sch III/16 (Archives du Défap).
13 Archives centrales Albert Schweitzer, Gunsbach.