Serge Gainsbourg est mort voici trente ans presque jour pour jour. 

Gainsbourg, génie de la musique? A cette bonne blague aujourd’hui nous allons nous attaquer. Ne vous offusquez pas: le dénigrement n’est pas le genre de notre maison. Simplement, puisque depuis dix jours au moins, de prétendus experts de la chanson multiplient les superlatifs et dépeignent Serge Gainsbourg en révolutionnaire de l’art des sons, il nous a semblé judicieux de rappeler que l’éthique doit aussi se défendre dans la culture populaire.

On commencera par évoquer les mélodies que Serge Gainsbourg a construites à partir de partitions classiques. Il a parfois reconnu ses emprunts, citant Chopin pour les chansons « Jane B » et « Lemon incest », Brahms pour « Baby alone in Babylone », ou bien Grieg à propos de « Lost Song ». Mais quand est parue la chanson « Initials BB », le nom d’Anton Dvořák a été oublié. Certains diront que ce sont les hommages d’un mélomanes à ses glorieux ancêtres. Admettons.

Mais que dire de « Ma Lou, Marilou » ? Par un beau jour de printemps de l’année 1977, l’auteur de ces lignes entendit le merveilleux Norbert Glanzberg – compositeur de plusieurs centaines de partitions de films et formidables ritournelles- interroger, consterné : « Avez-vous écouté la dernière chanson de Gainsbourg? Elle ne vous rappelle rien ?» Si bien sûr : un démarquage, en mode majeur, de la sonate Appassionata de Beethoven. A quoi bon le chanteur y aurait-il fait publiquement référence, puisque cette œuvre était tombée dans le domaine public? En revanche, quand Serge Gainsbourg a fait fredonner par sa fille «Charlotte for ever », il a connu des difficultés avec la famille de Khatchatourian, sa chanson étant note pour note la reprise d’une partition du compositeur soviétique.

On recommande au passage la très pertinente anthologie réalisée par notre confrère de France Musiques, Romain Fievet, qui décrypte ces multiples captations (https://www.francemusique.fr/chanson/10-morceaux-de-serge-gainsbourg-inspires-du-classique-33502). Pour quelles raisons l’artiste s’est-il abaissé de la sorte ? On ne saurait prétendre détenir la clé d’une telle démarche, mais il est probable qu’elle s’explique par la recherche, à tout prix, du succès.

Plus triste et plus grave est la négligence dans laquelle on tient les arrangeurs ayant travaillé pour Serge Gainsbourg. Si l’artiste, authentique pianiste de bar, était capable d’inventer de magnifiques mélodies, très vite il eut recours à des collaborateurs qui non seulement ont écrit ses orchestrations, mais ont aussi pallié ses angoisses de compositeurs. Il faut citer, par ordre d’entrée en scène, de 1958 à 1991, Alain Goraguer, Michel Colombier, Jean-Claude Vannier, Jean-Pierre Sabar.

A des titres divers, ces quatre hommes – auxquels on peut adjoindre le percussionniste Marc Chantereau comme accompagnateur- ont joué un rôle essentiel dans la carrière musicale de notre personnage. « Quand on a demandé à Serge d’écrire des musiques de films comme « L’eau à la bouche », j’ai aussi composé avec lui des bandes originales, explique Alain Goraguer dans le livre de Serge Elhaïk « Les arrangeurs de la chanson Française » (éditions Textuel 2160 p. 55 €). Au générique, sur un carton seul était inscrit « Musique de Serge Gainsbourg » ; sur un second carton « Arrangements et direction musicale par Alain Goraguer. »

Le même système s’est reproduit plus tard avec Michel Colombier pour la comédie musicale « Anna », pour « Le Pacha » (dont la chanson « Requiem pour un con » doit beaucoup au talent du batteur Pierre-Alain Dahan), pour la fameuse « Élisa« . Quand un documentaire- par ailleurs très réussi- présenté voici quelques jours sur France 3, laisse penser qu’avec Melody Nelson Serge Gainsbourg a, tout seul, révolutionné la musique, on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a maldonne. « La construction de cet opus, écrit Serge Elhaïk dans son livre précédemment cité, sera le fruit de longs et innombrables échanges d’idées entre Gainsbourg, qui écrira certaines musiques, et Jean-Claude Vannier qui en écrira d’autres. » Protestant de culture, Jean-Claude Vannier s’est toujours gardé de tirer la couverture à lui. Mais son apport doit être ici souligné.

On ne veut pas lasser le lecteur, encore moins régler des comptes, mais rétablir un équilibre entre la légende et la réalité. « Serge lui-même savait très bien où il se situait, nous déclare Marc Chantereau. C’était un compositeur astucieux qui ne se prenait pas pour Beethoven.»

S’il est un exceptionnel talent que nul ne peut contester à Serge Gainsbourg, c’est d’avoir inventé un style en tant qu’auteur, d’avoir profondément transformé la manière d’écrire des textes de chanson. Lui qui appartenait à la tradition réaliste – on l’oublie souvent, mais une grande part de son inspiration provenait de cette veine, portée jadis par Damia, Fréhel, Édith Piaf- a su adapter la langue française à la musique anglo-saxonne. Usant d’élisions, de jeux de mots, d’ellipses, il a façonné l’imaginaire de ses contemporains, changé l’histoire de son art.

Si, trente ans après sa mort, Serge Gainsbourg suscite un tel engouement, y compris chez les plus jeunes, il le doit d’abord à cette usage étonnant du vocabulaire, à ce maniement subtil du langage. N’est-ce pas déjà formidable? Inutile, dans ces conditions, de le faire passer pour un disciple de Jean-Sébastien Bach !