Plus qu’un poète en herbe, il se trouve dans l’herbe. Un Eden où le jeune Chardon- cela ne s’invente pas dirait-on- porté par un sentiment de toute puissance œdipienne autant que par des illusions littéraires, espère devenir célèbre sous le nom de sa mère : Lucien de Rubempré. C’est ainsi que Xavier Giannoli saisit le personnage de Balzac. Il va bien vite lui faire quitter son Angoulême natale, une ville dont l’agencement, semblable aux châteaux du moyen-âge, reflète la hiérarchie sociale, pour la capitale. « Un grand homme de province à Paris », prévient le romancier quand Chardon-Rubempré file vers son destin. Le cinéaste – et son excellent scénariste, Jacques Fieschi – concentre son attention sur le parcours de journaliste du personnage principal, entre Loustaud le libéral et Nathan le monarchiste.
Le succès que rencontre le film – critiques élogieuses, progression du nombre d’entrées en salle– traduit l’intérêt de nos concitoyens pour un personnage qui ressemble à nos ambitieux du jour. Un homme jeune et sans fortune qui séduit les vieux possédants pour gravir l’échelle sociale, voilà qui ressemble à s’y méprendre à Emmanuel Macron tel que le décrivent Gérard Davet et Fabrice Lhomme dans leur nouveau livre (« Le traître et le néant »). Un homme jeune et sans fortune qui devient célèbre journaliste par son art de la formule assassine, prend toutes les libertés avec la vérité pour faire avancer sa machine, cela n’évoque-t-il pas Eric Zemmour ? Il y a tellement de cela que le probable candidat à l’Elysée a donné le nom de Rubempré à sa toute nouvelle maison d’édition. Drôle de lapsus que seul Michel Winock a souligné : choisir un nom de perdant quand on brigue le sommet, n’est-ce pas l’aveu d’un cruel manque de confiance en soi ?

Nous vivons toujours dans une société balzacienne 

Nous importe ici l’analogie. Nous vivons toujours, en 2021, dans une société balzacienne. Que signifie cet adjectif ? Que l’argent détermine les parcours et qu’en ce sens les vrais maîtres sont ceux qui le possèdent et l’accumulent. On devine les Vincent Bolloré, Bernard Arnault du temps jadis derrière les tentures de velours où se meuvent les personnages d’Honoré. Petit-fils d’un pilier du gaullisme de gouvernement (Roger Frey fut ministre de l’intérieur, Président du Conseil Constitutionnel) et fils d’un journaliste grand public ayant fréquenté le tout Paris, Xavier Giannoli connaît la musique autant que le cinéma. Voilà pourquoi son film se change en fresque formidable. Quand Loustaud et Rubempré détournent les clichés des critiques en hurlant de rire, on perçoit bien la charge lancée contre les journalistes d’aujourd’hui. Paresseux ? Corrompus ? Dominés plutôt.
C’est l’autre raison qui explique l’intérêt suscité par le film. Dans un pays toujours travaillé par sa Révolution, la presse est aujourd’hui scrutée à la loupe et, disons-le franchement, détestée par une grande partie des citoyens. Mais Giannoli fait comprendre que si les polémistes du jour peuvent à bon droit générer l’exaspération, ce sont d’abord leurs patrons qu’il faut incriminer. Sans scrupules et mobilisés par l’appât du pouvoir autant que du gain, les propriétaires de capitaux mènent la danse et devraient, plus que leurs employés, rendre des comptes.
On peut évidemment regretter que le cinéaste ait effacé David Séchard, imprimeur d’Angoulême, ami d’enfance et beau-frère du héros qui pose, dans le roman, la question cruciale de l’influence des bouleversements techniques sur la liberté d’expression– ce ne sont pas les protestants qui diront le contraire. Mais quelques plans suffisent à Giannoli pour le faire comprendre. Le « cénacle », un groupe de jeunes gens intègres où Rubempré trouve un refuge provisoire, est également laissé de côté. Là encore, il fallait faire tenir l’essentiel dans une fiction qui, tout de même, dure déjà deux heures et demie.
Plus regrettable est la chute. On comprend que le cinéaste ait choisi de revenir à la prairie des origines. Il n’en déforme pas moins le sens de l’ouvrage et surtout nous prive de l’apparition de Jacques Collin dit Vautrin. L’ancien forçat qui se fait passer pour l’abbé Carlos Herrera, sauve le jeune homme de la noyade et lui promet la réussite. On aurait bien vu Gérard Depardieu dans ce rôle, on aurait aimé l’entendre dire à Rubempré:

« En France donc, la loi politique aussi bien que la loi morale, tous et chacun ont démenti le début au point d’arrivée, leurs opinions par la conduite et la conduite par les opinions. De là, jeune homme, un second précepte : ayez de beaux dehors ! Cachez l’envers de votre vie, et présentez un endroit très brillant. La discrétion, cette devise des ambitieux, est celle de notre Ordre, faites-en la vôtre. Les grands commettent presque autant de lâchetés que les misérables ; mais ils les commettent dans l’ombre et font parade de leurs vertus : ils restent Grands. »

Balzac, notre contemporain.