Fut-il un temps dont on pouvait dire qu’il était clair comme de l’eau de roche ? Le charme de la téléologie consiste à nous le faire croire : en sachant ce qu’il advint par la suite, les événements nous semblent faciles à décrypter. Mais en vérité, le brouillard est de toutes les époques, où les contemporains se meuvent, perdus, cherchant la lumière en désespoir de cause. Dans un tel paysage, les philosophes ont leur utilité. Parce qu’ils peuvent, dans l’exercice de leur métier, s’affranchir des contraintes chronologiques, ils nous enseignent l’invariant de notre humanité, travaillent les idées suivant la technique des potiers, patience et vivacité conjuguées.
Jean-Claude Milner est protestant par sa mère et juif par son père. Athée, semble-t-il, de nos jours. Il compte au rang des grands brûlés de la politique, de ces jeunes intellectuels des années soixante et soixante-dix, trotskistes pour les uns, maos pour les autres, qui firent passer les fidèles du PCF pour de gentils cocos. Bien sûr, il aurait pu choisir, à la semblance d’un Paul Ricœur, atterré d’avoir pas milité pour le pacifisme face à l’Allemagne nazie, de ne plus jamais parler de politique. Il a choisi plutôt la voix médiane, entre le silence et l’abondance des leçons. Le volume de lui qui vient de paraître porte un joli titre à jeu de mots : « Reliefs d’un Banquet ». C’est une sélection de textes prononcés lors des rencontres de l’abbaye de Lagrasse, organisées chaque été, notamment, par la maison Verdier : le Banquet du livre.
« Il va de soi que, sur une période de vingt-cinq ans, des événements se sont produits, prévient l’auteur. Des interlocutions se sont nouées ; certaines se sont interrompues. Des thèmes nouveaux se sont imposés à mon attention, d’autres ont cessé de me retenir. Une donnée cependant s’est maintenue et même accentuée. Le Banquet m’offrit un auditoire, auquel je m’adressais librement et qui venait m’écouter librement. » La liste est belle des textes que Milner a choisi de publier : « La langue et le Léviathan », « Le monde, une invention européenne », « Politique du fragment », « De quelques penchant inavoués de la démocratie », « Unité nationale et dissimulation de la vérité », « Troubles dans la sexualité », « L’éternel retour de la France éternelle ».
L’analogie qui relie théâtre et politique
Un mot de politique ? « Le spectateur, selon Aristote, pleure et tremble devant le sort d’Œdipe parce que ce sort, il le partage, tout en sachant qu’il n’est pas le sien, note notre philosophe. Il en éprouve simultanément l’étrangeté absolue (d’où la terreur) et l’absolue parenté (d’où la pitié). De la même manière, l’individu moderne, étant nourri au nectar du parlementarisme, sait, par doctrine et par expérience, qu’il n’a pas de part directe au pouvoir ; cependant, en vertu de la liberté d’expression, il peut parler comme s’il décidait. Non contente d’accomplir, sur ceux qui s’y adonnent, une véritable catharsis, la discussion du Café du Commerce révèle la vérité de la politique moderne : être un individu politique, c’est parler politique et l’on ne peut parler politique qu’en se mettant à la place de l’acteur politique, tout en sachant qu’on ne l’est pas. » En réciprocité, le seul devoir des responsables politiques est de décider. Le vocabulaire employé pour décrire la vie publique traduit bien l’analogie qui relie théâtre et politique. Ainsi parlons-nous souvent de spectacle, de personnages et d’acteurs politiques, de destinée.
Bien sûr, en démocratie, le peuple est souverain. Le jour du vote, électeurs et responsables politiques appartiennent au même ensemble. Mais après ? La fracture actuelle du corps électoral montre la fragilité de toute chose.
Le rapport à l’électeur
D’une manière stimulante, Jean-Claude Milner analyse les ravages de la communication dans le champ politique : « Le vendeur se met à la place de l’acheteur pour deviner ses passions ; il en va de même pour le politique, dans son rapport à l’électeur : le gouvernant se met à la place du gouverné pour deviner ce qui le fera céder. L’acheteur se met à la place du vendeur, pour mieux intérioriser les mécanismes qui ont présidé au slogan publicitaire ; parallèlement, le gouverné se met à la place du gouvernant pour accepter plus facilement les promesses politiques. »
Un tel raisonnement vous paraît-il un brin théorique ? Il vous suffira de plonger en vous-même et vous rappeler comment, devant telle ou telle situation politique, il vous est arrivé de réagir. Et vous reconnaîtrez ce penchant qui consiste à se mettre à la place de tel ou tel de nos gouvernants pour mieux comprendre les enjeux du moment… Tout en sachant que vous n’êtes, pas justement, dans la situation de gouverner.
« Le mensonge unit le menteur à ceux qui le croient »
Tout autre chose maintenant. « La vérité divise non seulement ceux qui en doutent, mais aussi ceux qui l’acceptent, écrit Jean-Claude Milner. Le mensonge unit le menteur à ceux qui le croient. Aussi fait-il partie de tous les systèmes politiques connus et de toutes les sociétés : il répond à leur demande d’unité. » Plongeant dans l’acide sulfurique une partie de notre histoire, le philosophe observe : « il faut préserver l’idée que la France soit victorieuse, quoi qu’il arrive. Si elle est victorieuse par les armes, elle sera aussi moralement ; si les armes font défaut, on démontrer qu’elle s’est montrée héroïque et, comme telle, mérite la victoire morale. C’est cela, la gloire : un surplus qui s’ajoute à la victoire en cas de victoire, ou qui la remplace en cas de défaite. » Et le philosophe d mettre en garde nos concitoyens contre un certain aveuglement face à l’institution militaire : « Parlons net. Etant admis que le citoyen est souverain et étant admis que sa souveraineté consiste à vérifier la conformité des décisions aux droits de l’homme, alors il ‘est véritablement citoyen qu’à une condition : jamais il ne devra obéir sans poser de questions. »
Penser contre nos élans trop assurés
En lisant ce livre vous pourrez sursauter, vous indigner, considérer que la coupe est pleine, qu’il faut revenir à l’essentiel et ne pas se perdre en de multiples contestations, défendre la nation, ce plébiscite de tous les jours dont parle Renan. Ce n’est pas l’auteur de ces lignes qui vous contredira, puisque, d’un article à l’autre, il exprime une fidélité sentimentale à notre beau pays. Mais si Jean-Claude Milner est mal commode, s’il choque ou s’il bouscule, c’est par volonté de construire, et non pour abîmer. C’est pour éclairer, non pour abrutir. Peut-être est-il athée. Mais par sa double filiation, ce philosophe nous invite à penser contre nos élans trop assurés. Sa religion délivre.
A lire : Jean-Claude Milner : « Reliefs d’un banquet », Verdier 140 p. 16 €