C’est l’histoire d’un camionneur tibétain nommé Jinpa. Sur une route isolée, balayée par le vent, habillé en rock star et lunettes noires sur le nez, jouant à tue-tête une version chinoise d’O sole mio dans son radiocassette, il renverse accidentellement un mouton et le tue. Bouddhiste pieux, Jinpa ramasse le corps pour l’emmener dans un monastère pour qu’un prêtre l’aide à guider son âme vers l’au-delà. Mais en chemin, il ramasse un auto-stoppeur portant un poignard d’argent qui lui dit qu’il se dirige vers une ville voisine pour tuer l’homme qui a assassiné son père il y a des années. Le nom de l’auto-stoppeur… Jinpa.

Pema Tseden réalise un très grand film, assez loin de ce que l’on a l’habitude de voir généralement sur nos écrans, fait d’un mélange de genres très divertissant, parvenant également à avoir de la profondeur et de la substance, tout en donnant matière à réflexion. C’est à la fois une fable, un road movie tibétain et un hommage aux classiques occidentaux. Ainsi, le concept du chauffeur de camion qui ressemble et agit parfois comme une rock star dans un environnement sauvage nous rappelle à la fois Mad Max et un western de Sergio Leone. Une scène dans un bar sur la route ajoute encore à cette essence. L’interaction entre les personnages et les scènes du conducteur seul dans sa cabine ou avec son passager portent une touche de Jim Jarmusch ou d’Aki Kaurismäki. Et tandis que le film se déroule comme un étrange road movie, la fin change complètement sa perspective, brouillant les événements réels et mettant le public dans une position de réflexion sur ce qui s’est réellement passé, et où les frontières de la réalité s’arrêtent et celles de la fantaisie et du rêve commencent.

Il y a en fait une logique surréaliste qui imprègne le film et qui va au-delà de la coïncidence du fait que le chauffeur et l’auto-stoppeur portent le même nom ; on a l’impression qu’ils sont coincés dans un monde sans fin qui se répète perpétuellement. Prenez une scène où le camionneur se rend dans un bar pour recueillir des informations sur l’auto-stoppeur après l’avoir déposé et avoir décidé qu’il devait l’empêcher de tuer l’assassin de son père. Tout en discutant avec la serveuse, un groupe d’habitants raconte des histoires en arrière-plan. Plus tard, lors d’un flash-back de l’auto-stoppeur entrant dans le même bar, les mêmes habitants racontent les mêmes histoires mot pour mot. Les deux hommes partagent-ils le même rêve ? Est-ce que l’un rêve de l’autre, ou est-ce que leurs rêves et leurs préoccupations convergent d’une manière ou d’une autre ? Les deux Jinpas sont-ils censés illustrer la dualité de l’homme, imprégné par la vengeance un jour et moralement droit et pieux le lendemain ? Et les deux sont-ils vraiment identiques ? Probablement pas, car le camionneur Jinpa trouve des gens qui ont rencontré l’auto-stoppeur Jinpa. Du moins, c’est ce que nous pensons. Finalement sait-on jamais ce qui est réel dans un paysage en dehors du temps et de la raison elle-même ? Mais d’ailleurs faut-il vraiment se poser ces questions ou juste se laisser porter… En tout cas, il n’y a pas de réponses définitives, mais Pema invite clairement le public à réfléchir non seulement aux personnages mais aussi aux actions qu’ils ont commises ou qu’ils envisagent de commettre.

Si le film est naturellement composé d’une histoire et de divers personnages, tout cela peut être sans doute vu comme de simples décorations pour une méditation hypnotique sur la mort et le destin qui se lit comme une énigme zen conçue non pas pour être résolue mais pour choquer le spectateur dans sa conscience spirituelle par la contemplation d’un paradoxe. Tseden nous laisse libre de comprendre nous-mêmes la logique interne du film, tout comme nous pourrions analyser un rêve au réveil.

Sur un autre plan, le film fait également office de guide touristique sur une région largement inconnue, bien que Pema Tseden entretient un sentiment d’incertitude, avec divers détails (comme le lecteur de cassette dans le camion de Jinpa) qui rendent la ligne de temps de l’histoire tout aussi ambiguë. La religion et la façon dont les gens la perçoivent et la pratiquent est un autre sujet, tandis que Tseden fait également référence au cycle de la vengeance et de la violence (qui est en fait une coutume dans la région), en les présentant dans les couleurs les plus sombres. Ajoutez à tout cela beaucoup d’humour subtil, et vous obtenez l’essentiel du récit.

Le film bénéficie en plus de l’excellente interprétation de Jinpa (l’acteur porte le même nom que le protagoniste), malgré le fait qu’il n’ait pas énormément de répliques. Sa présence suffit… En le regardant errer dans les différents endroits où il se rend, on ne peut qu’apprécier ses interactions avec les personnes qu’il rencontre, parmi lesquelles l’autre Jinpa, un boucher, un moine, ou une serveuse de bar, mais aussi les moments où il est seul, en train de conduire et de chanter de l’opéra. Et en parlant du bar, la séquence qui s’y déroule est probablement la plus divertissante de tout le film, avec l’interaction entre Jinpa et Sonam Wangmo, qui joue la sensuelle serveuse, mettant en évidence leur alchimie, leurs talents et la cinématographie de Lu Songye. Le montage de Jin Di et Chakdor Kyab est également assez bon, ce qui permet au film de se dérouler à un rythme relativement rapide, tandis que les coupes de flashback et celles qui mènent le film sur le chemin de l’incertitude à la fin sont assez bien placées. Il y a enfin un son formidable, de Tu Duu-Chih et Wu Shu-Yao, en particulier dans la scène du bar où le bavardage des joueurs de dés résonne et se répète pour un effet résolument onirique.

Jinpa, un conte tibétain est un superbe film qui parvient à combiner un certain nombre d’éléments en un ensemble très divertissant et stimulant pour la réflexion, qui satisfera des publics très variés. Et puis, avouons-le, ce n’est pas tous les jours qu’on entend « O Sole Mio » en tibétain…