Chrétiens et juifs désormais se parlent d’une façon fraternelle et fluide. Ils se parlent même beaucoup. Chacun s’en réjouit. Mais se comprennent-ils toujours ? Il ne suffit pas de poser les termes d’une équation bénie oui-oui, de proposer de l’eau de rose théologique en prenant l’air pénétré pour dire les choses en vérité. Philippe Capelle-Dumont et Danielle Cohen-Levinas ne sont pas de ce genre-là. Philosophes authentiques, ils présentent un ouvrage magnifique, inspiré par un désir de recherche et de sincérité : « Judaïsme et Christianisme dans la philosophie contemporaine » (Le Cerf, 439 p. 24 €).

Parce qu’il arrive que l’esprit s’égare, en lisant le titre, on s’est d’abord demandé : pourquoi la philosophie ? Ou, pour mieux dire, on a pensé que le champ de réflexion n’était pas bien large pour atteindre un vaste public. Pis qu’une erreur : une faute. Évidemment, ce n’est pas le livre à feuilleter dans le métro. Mais puisque l’usage du métro n’est plus vraiment recommandé… Toute triste plaisanterie mise à part, cet ouvrage peut vraiment toucher le plus grand nombre.

Première observation, le vingtième siècle a marqué ce que l’on appelle un tournant majeur dans les relations complexes entre le judaïsme et le christianisme. « Ce fut le temps des retrouvailles, analyse Philippe Capelle-Dumont, professeur à l’Université de Strasbourg et doyen honoraire à l’Institut de théologie catholique de Paris. Dès les années vingt, donc bien avant la Shoah, des théologiens, des penseurs ont bâti des passerelles entre les deux familles. Mais bien sûr, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, une réconciliation fut scellée. Vatican II et des intellectuels chrétiens d’un côté, les réflexions portées par des intellectuels juifs de l’autre, ont permis le dialogue et des rapprochements fondamentaux. »

La réflexion de haut niveau joue, dans cette aventure un rôle essentiel. Les philosophes ont fourni des efforts importants pour penser le judaïsme et le christianisme de façon concertée, parallèle, inspirée. « On sait qu’Emmanuel Levinas tenait en grande estime Jean-Luc Marion, tandis que Jacques Maritain a écrit un texte splendide sur le mystère d’Israël, observe encore Philippe Capelle-Dumont. L’influence des penseurs dans le domaine des relations interreligieuses est celle d’une médiation chaleureuse et cependant méticuleuse. Danielle Cohen-Levinas et moi-même avons puisé à la source des Livres pour savoir comment les philosophes avaient théorisé ces relations. »

Pour Philippe Capelle-Dumont, le judaïsme et le christianisme méritent mieux qu’un dialogue basé sur la simple générosité, sur la bonne humeur – quoique ces inclinations vaillent beaucoup. S’élever au niveau des concepts et de la théorie, c’est avoir le courage de la lucidité, c’est-à-dire affronter d’éventuels désaccords. « Avec le judaïsme comme avec l’Islam, le relativisme surgit quand on cherche un accord artificiel, ajoute notre interlocuteur. Mais, quand on pense ainsi, on peut se retrouver ; chacun fait un pas dans une conversation honnête et loyale, argumentée. »

Quelques titres de chapitres vous donneront le désir de courir chez votre libraire: « Judaïsme et christianisme chez Bergson », « Max Weber : de la critique prophétique de la magie à un ascétisme intramondain », « Jules Isaac : Exhumer l’enseignement du mépris », « Maurice Blanchot : la communauté d’expérience de l’écriture et du judaïsme », « Paul Ricœur : la plainte du serviteur souffrant et la parole en croix », nous en passons pour ne pas alourdir la barque de cette missive.

On l’aura deviné, les protestants sont présents dans le livre, soit comme sujets d’études, soit en tant qu’auteurs : Pierre Gisel et Jean-Claude Monod contribuent d’une façon stimulante à la réflexion collective. Nous savons bien qu’en France une communauté de destin rapprochent les protestants et les juifs, ce qui les prédisposent à des affinités ferventes. Évitons cependant de prendre la pose : la concurrence mémorielle, quelle qu’en soit l’orientation, peut engendrer d’inutiles crispations d’une part, il n’entre jamais dans l’intention des auteurs de verser dans un comparatisme apologétique d’autre part. Encore une fois, nous le soulignons, Philippe Capelle-Dumont et Danielle Cohen-Levinas invitent à prendre en compte un outil de conversation trop souvent négligé.

« La philosophie est une médiation nécessaire dans le dialogue entre les religions et les croyants de traditions différentes, observe Philippe Capelle-Dumont ; elle introduit une exigence de rationalité qui – on l’a oublié dans l’espace public – concerne aussi et puissamment l’expression de foi ». Cet ouvrage en est l’illustration. Liberté de ton, profondeur des thèmes, à vous de lire, à vous de jouer…