Un hymne tendre et sincère à la tolérance et où brille, une fois de plus, la remarquable Naomie Merlant.

Jeanne, une jeune femme timide, travaille comme gardienne de nuit dans un parc d’attraction. Elle vit une relation fusionnelle avec sa mère, l’extravertie Margarette. Alors qu’aucun homme n’arrive à trouver sa place au sein du duo que tout oppose, Jeanne développe d’étranges sentiments envers Jumbo, l’attraction phare du parc.

Jumbo est peut-être l’un des premiers films narratifs à traiter de l’objectophilie, c’est-à-dire l’attirance romantique pour un objets inanimé. Le plus célèbre de ces cas est peut-être celui d’Erika Eiffel, une archère de l’équipe olympique américaine qui a épousé la Tour Eiffel en 2004. Dans les médias, le cas d’Eiffel a rarement été pris au sérieux, mais plutôt étudié avec les sourcils levés et des phrases un peu creuses. Cette histoire a inspiré le scénario de Jumbo, qui aborde son objet de romance – entre une employée du parc d’attractions et un manège – avec beaucoup plus de curiosité et de générosité qu’on ne le leur accorde habituellement. Quelle jolie proposition, en effet, qui nous est faite par la scénariste-réalisatrice Zoé Wittock, jeune belge qui réalise là son premier long métrage, et qui propose une étude audacieuse avec délicatesse, sans une once de jugement ou d’apport fétichiste à son sujet. Elle qui aurait pu écrire, sans trop prendre de risques, une histoire d’amour de plus entre adolescents, ose explorer une histoire d’amour qui défie les tabous. Alors, pour tout vous avouer, ce pitch ne m’avait pas emballé et c’est donc un peu à reculons que je me suis installé devant Jumbo. Comme quoi… il faut parfois se méfier des idées préconçues… et d’ailleurs justement, on est en plein dans le thème ! Et c’est donc une histoire douce comme de la barbe à papa, qui nous est offerte, visuellement extrêmement poétique, pleine de séquences faiblement éclairées ponctuées de tourbillons de couleurs vives, et surtout sans la moindre honte à ressentir pour quelqu’un qui vit autrement son intimité et son bonheur. D’ailleurs, qu’y aurait-il de mal à être « bizarre », de toute façon ?

Jeanne (Noémie Merlant), est une jeune femme (difficile de lui donner un âge précis), timide et renfermée, et on a l’impression qu’elle n’aime pas tellement l’interaction humaine. Elle passe ses nuits à travailler dans ce petit parc d’attractions et ses journées à bricoler de minuscules maquettes des manèges du parc qu’elle a construites dans sa chambre. Elle parait également assez prude et maladroite avec son corps, se couvrant consciemment la peau quand sa serviette tombe, même si elle est seule dans sa chambre. La seule autre occupante de sa confortable maison est sa mère Margarette (Emmanuelle Bercot), aussi fougueuse et extravertie que Jeanne est retenue, et qui a du mal à comprendre pourquoi sa fille n’essaie pas de se trouver un petit ami. Mais Jeanne s’intéresse moins aux hommes qu’au tout dernier divertissement du parc : un Tilt-a-Whirl scintillant qu’elle surnomme Jumbo. Massif et lumineux, cette attraction ressemble moins, à ses yeux, à un manège qu’à un vaisseau spatial d’un autre monde, façon Rencontre du troisième type, duquel rayonne une lumière et une étrange énergie mystiques. En frottant ses ampoules dans l’obscurité, Jeanne chevauche les bras de la structure et lui parle doucement, plus à l’aise pour se parler à elle-même qu’à n’importe quel visiteur du parc pendant la journée. Elle se contente de vivre ainsi, jusqu’à ce qu’elle glisse et manque de mourir une nuit, et que le manège commence à s’animer.

Zoé Wittock s’y prend magnifiquement bien dans son approche de l’anthropomorphisme du nouvel ami de Jeanne. Les scènes dans lesquelles Jeanne parle à Jumbo sont rendues de manière réfléchie, sans bêtise ni condescendance, et bien que nous n’ayons jamais une idée franche de la personnalité de Jumbo, nous commençons à comprendre l’attrait de la machine comme compagnon. « Nous sommes bien ensemble, n’est-ce pas ? » et c’est là que Jumbo répond en faisant clignoter ses lumières selon des motifs colorés. Plus tard, quand Jumbo semble se taire, Jeanne s’écrie : « Ne me laisse pas seule avec eux ! » Dans son monde, les humains ont toujours été un « eux » ; être avec Jumbo lui permet d’entrer dans le « nous ».

Cette manière de faire est particulièrement utile lorsqu’il s’agit d’entrer dans la question délicate du sexe. Un film comme Jumbo soulève inévitablement cette question intérieure : Vont-ils vraiment montrer cette belle actrice en train de « s’envoyer en l’air » avec une structure d’acier géante ? La réponse courte serait oui enfin, en quelque sorte, mais pas dans le style métal-humain, genre Terminator. C’est grâce à la poésie visuelle et l’art de la suggestion que Wittock nous raconte cette part de la relation amoureuse : de l’eau qui déborde dans une baignoire, de l’huile noire de jais qui se répand sur la peau nue de Jeanne. Les images sont élégamment érotiques, évoquant l’orgasme dans toute sa sensualité mais sans aucun voyeurisme. Dans l’ensemble, de toute façon, la relation de Jeanne avec Jumbo est moins une question de désir charnel que de lien affectif. Il n’est pas surprenant qu’elle puisse atteindre l’orgasme avec le manège ; elle a enfin trouvé un espace pour se sentir en sécurité, vue et, plus encore, reconnue. On pourra remarquer, toujours sur cet aspect des choses, que Wittock juxtapose magistralement deux scènes de sexe, ce qui permet de mettre en lumière l’une des raisons pour lesquelles Jeanne est peut-être ainsi. La première, avec son patron Marc, est une expérience très désagréable, qui montre clairement que Jeanne s’y soumet parce qu’elle pense qu’elle devrait le faire pour « paraître normale ». Le cadrage de cette scène tient le public à distance – nous ne partageons pas une belle expérience avec Jeanne, mais nous observons plutôt le déroulement d’un scénario inconfortable. La scène de « sexe » qui implique Jumbo ne pouvait pas être plus différente, voire opposée. Elle se déroule dans un espace blanc, très éclairé, avec cette huile noire, ce qui pourrait provoquer distance et froideur. Mais la performance de Merlant et la manière intime dont elle est tournée par le directeur de la photographie Thomas Buelens font que nous sommes, au contraire, attirés et que nous pouvons clairement ressentir l’effet que cela produit sur la jeune femme.

Et cette jeune femme… parlons-en un peu plus. Derrière elle, c’est la performance magistrale de Noemie Merlant – tout juste sortie du remarquable Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma. La comédienne confirme dans le registre « histoire d’amour non conventionnelle »… mais ici dans un rôle totalement différent. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle y met une conviction absolue et maitrise magnifiquement son rôle qui n’est pas le plus facile qui soit à interpréter. Ce personnage, par son prénom, son jeune âge mystérieux, sa coiffure, ses postures, peut nous évoquer une autre Jeanne et alors nous permettre de porter un regard différent sur cette histoire qui offre, il faut le reconnaitre, une portée métaphorique multiple. Et c’est donc là aussi, pour moi, celle de la foi qui apparaît… où l’invisible, l’impalpable, sont de mises ; où le regard des autres est souvent jugeant, ou du moins, marqué par l’incompréhension ; où les sentiments et les émotions ouvrent à l’irrationnel ; où la liberté doit se révéler ; et où le concret de l’existence se trouve malgré tout chamboulé. En regardant l’histoire de Jeanne s’écrire sur l’écran me revenait ainsi ces paroles de l’apôtre Paul dans la 1ère épitre aux Corinthiens « Voici ce que l’Écriture déclare : « Je détruirai la sagesse des sages, je rejetterai le savoir des gens intelligents. » Alors, que peuvent encore dire les sages ? ou les gens instruits ? ou les discoureurs du temps présent ? Dieu a démontré que la sagesse de ce monde est folie ! ». Pas sûr que Zoé Wittock y ait réfléchit de la sorte, mais c’est aussi la fabuleuse liberté interprétative que nous offre l’art, et le cinéma notamment, comme d’étonnantes paraboles qui peuvent venir rejoindre chacune et chacun là où il se trouve…

Jumbo est une histoire au demeurant étrange traitée avec une grâce et une délicatesse rare, et c’est ce contraste qui lui donne finalement un caractère si particulier. Il est également admirable que le film néglige de condamner ou de pathologiser l’attirance de Jeanne. Alors qu’un film moins astucieux la soumettrait sans doute à une sorte de « réveil » lui faisant comprendre que cette relation n’est pas adaptée à la réalité, la fin de Jumbo est pleine d’entrain, équilibrant espoir et respect. Wittock nous montre là que la tolérance – en particulier pour des expériences qui paraissent étranges et nouvelles – n’apparaît pas toujours comme une évidence. Elle doit être apprise et partagée, et le portrait de Jeanne qu’elle nous offre est un bon début pour commencer…